PROBLÈMES ET CONTROVERSES Directeur : Jean-François COURTINE
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3 FORMES ET FAITS
4 DU MÊME AUTEUR WITTGENSTEIN, Le Cahier Bleu et le cahier Brun, traduction de M. Goldberg et J. Sackur, Paris, Gallimard, 1996 CHAUVIRÉ (Ch.) et SACKUR (J.), Le Vocabulaire de Wittgenstein, Paris, Ellipses, 2003
5 PROBLÈMES ET CONTROVERSES Directeur : Jean-François COURTINE Formes et faits Analyse et théorie de la connaissance dans l'atomisme logique par Jérôme SACKUR PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, V ième 2005
6 En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment de ses articles L , L et L , toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Une telle représentation ou reproduction constituerait un délit de contrefaçon, puni de deux ans d emprisonnement et de euros d amende. Ne sont autorisées que les copies ou reproductions strictement réservées à l usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, ainsi que les analyses et courtes citations, sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l auteur et la source. c Librairie Philosophique J. Vrin, 2005 Printed in France ISSN ISBN X
7 ABRÉVIATIONS WITTGENSTEIN NB Carnets NM Notes dictées à Moore PhB Remarques Philosophiques PhG Grammaire Philosophique Tr Tractatus Logico-philosophicus SRLF Quelques remarques sur la forme logique RUSSELL IMP Introduction à la philosophie mathématique KAKD «Knowledge by acquaintance and knowledge by description» Leibniz La Philosophie de Leibniz MTCA «Meinong's theory of complexes and assumptions» OD «De la dénotation» OKEW Notre connaissance du monde extérieur «Les Paradoxes...»«Les Paradoxes de la logique» PLA «Conférences sur l'atomisme logique» PM Principia Mathematica Pples Principles of Mathematics ThK Théorie de la connaissance
8 8 ABRÉVIATIONS FREGE Bg Begriffsschrift Comme pour les autres ouvrages cités dans le texte, nous renvoyons à la bibliographie pour le détail des références. Une barre oblique (/) sépare les paginations du texte original et de la traduction, le cas échéant.
9 INTRODUCTION L'atomisme logique est la philosophie revendiquée par Bertrand Russell pendant la seconde décennie du vingtième siècle, et qu'il n'est pas aberrant d'attribuer au Tractatus Logico-Philosophicus (1918) de Ludwig Wittgenstein 1.Pour une doctrine philosophique, c'est une bête curieuse. Produit de la rencontre des deux philosophes, il ne s'agit évidemment pas (y en a-t-il seulement?) d'une création collective, mais de l'exercice de deux pensées sur des objets communs. L'histoire est connue 2 : peu de temps après son arrivée à Cambridge pour y étudier sous la direction de Russell, Wittgenstein prit, par son acuité et sa puissance argumentative, un ascendant formidable sur son professeur, au point d'être, à partir de 1913, la seule voix philosophique susceptible de le remettre en cause. Corrélativement Wittgenstein, qui n'avait aucune formation de philosophie universitaire, dut à Russell la formulation des problèmes de la philosophie et les méthodes envisageables pour les traiter. Il arriva donc que tous les deux eurent pendant un 1. L'idée d'appliquer le terme à Wittgenstein est ancienne, mais Griffin (1964) a sans doute marqué une étape importante. Remarquons qu'il était d'autant plus tentant de qualifier le «premier» Wittgenstein d'atomiste logique, que cela pouvait fournir un point de référence apparemment fixe pour comprendre son évolution vers la «seconde philosophie» des Recherches Philosophiques. 2. Pour les précisions historiques, nous tenons nos informations de (Chauviré, 1989), (McGuinness, 1991) et (Monk, 1993).
10 10 INTRODUCTION temps le sentiment de travailler sur des problèmes communs, issus, pour l'essentiel, des théories antérieures de Russell. Sans le moindre contact pendant les quatre ans abominables de la Première Guerre mondiale, ils poursuivirent le travail amorcé en commun, qu'ils purent enfin confronter à l'issue du conflit 1. Aussi différentes que soient les doctrines résultantes, elles conservent une impulsion originelle, des méthodes et un vocabulaire tellement proches, qu'il est justifié qu'on les appelle d'un même nom. L'atomisme logique est avant tout une théorie des faits. Il affirme deux choses : le monde est une multiplicité de faits ; il y a parmi les faits un niveau de base de faits atomiques indépendants les uns des autres. Le Tr énonce cela dans ses deux premières propositions, et le but explicite des PLA est de faire le catalogue des différents types de faits qu'il y a dans le monde. Sur quoi tranche la mise en avant des faits? Contre l'empirisme, la doctrine des faits affirme que les relations entre les choses ne sont pas construites, mais directement données et qu'elles structurent la réalité ; contre l'idéalisme, la multiplicité des faits se comprend comme une indépendance épistémologique : j'ai accès à certains faits indépendamment de tous les autres. Le fait ne dépend pas de la connaissance que j'en ai, et il subsiste comme il est, indépendamment des autres faits. Mais qu'est-ce qu'un fait? Russell comme Wittgenstein apportent une réponse par provision à cette question, sachant que le but ultime de leurs théories sera d'en apporter une définitive : le premier dit qu'un fait est une mise en relation d'objets (ou, cas dégénéré et problématique, qu'un objet ait une propriété), tandis que le second dit qu'un fait est une concaténation d'objets. Dans les deux cas l'important est l'opposition des faits et des objets. Bien sûr, ces définitions posent le problème de l'atomisme logique, plus qu'elles n'y répondent. Et une chose leur est commune de ce point de vue : la pauvreté de la définition préliminaire du fait est une étape indispensable dans la légitimation de la méthode essentiellement logico-langagière que l'atomisme logique adopte. Car, tout bien considéré, ce que l'on sait des faits, c'est qu'ils sont les corrélats des propositions. Alors l'opposition ontologique du fait et de l'objet se 1. Il n'y a pas de preuve que Wittgenstein ait pris, sur le moment, le travail de Russell au sérieux. L'inverse en revanche ne fait aucun doute, comme en témoigne l'«introduction» au Tr qu'il écrivit.
11 INTRODUCTION 11 double d'une opposition langagière entre la proposition et le nom ; un objet est nommé, un fait est asserté ou nié. La distinction entre fait et objet s'atteste d'ailleurs dans la différence irréductible des relations sémantiques dont ils sont capables, puisqu'on ne retrouve pas dans la nomination la dualité de l'affirmation et de la négation. La dualité des faits et des propositions est ce par quoi l'atomisme logique devient fécond. Pour Wittgenstein comme pour Russell, l'aller-retour, ou l'opposition entre le factuel et le langagier est l'instrument premier de la réflexion. Un exemple caractéristique de ce mode de réflexion, qui est en même temps un point d'accord entre Russell et Wittgenstein, est l'analyse du rôle des connecteurs propositionnels. La question est de déterminer si à une proposition comme «Bertrand s'explique et Ludwig s'exprime» correspond un fait de plus que ceux déjà désignés par les propositions qu'elle relie par «et». Dans l'atomisme logique, une proposition de ce type, que Russell appelle «moléculaire» ne réclame pas un fait de plus : elle vise un certain état du monde déterminé par une combinaison des faits visés par les propositions dont elle est composée. Russell, suivant en cela Wittgenstein, peut donc affirmer que les constantes logiques (du moins ce type de connecteurs) ne dénotent rien, ni un objet logique spécial, ni un fait supplémentaire. À cette occasion on voit que le factuel et le langagier ne se répliquent pas l'un l'autre ; déterminer l'étendue de la réplication est l'un des buts de l'atomisme logique. Au-delà, les atomismes logiques commencent à diverger. Notre but ne sera pas vraiment l'établissement des proximités et divergences entre les deux philosophies. Cela a déjà été fait 1 dans un cadre plus général, et pour l'étude plus ponctuelle que nous entreprenons, les styles de pensée des deux philosophes diffèrent trop pour qu'une comparaison équilibrée soit pertinente. On risque de ne pouvoir dépasser le constat de la différence des conceptions générales de la philosophie, activité théorique pour Russell, critique pour Wittgenstein. Pour prendre le contre-pied, nous tenterons l'hypothèse suivante : si quelque chose comme l'atomisme logique existe et est intéressant, c'est en tant que situation philosophique globale, 1. Outre le livre de Griffin déjà cité, plusieurs classiques des études wittgensteiniennes, notamment ( Pears, 1987) et (Hacker, 1989), abordent le Tr et la transition vers la seconde philosophie de Wittgenstein dans cette perspective.
12 12 INTRODUCTION conjoignant les tentatives théoriques de Russell et les critiques internes qu'en présente Wittgenstein. Plus précisément, nous chercherons à montrer comment tel point important du Tr se développe de l'intérieur des doctrines de Russell, qu'il prolonge ou critique. En caricaturant : dans la période de l'atomisme logique, la pensée de Russell fournit au Tr sa matière, réciproquement il lui confère son unité. On sera conforté dans cette manière de procéder si on remarque que, pour Russell, l'atomisme logique est une doctrine de transition et de compromis, ce qu'il ne peut être pour Wittgenstein. L'atomisme est la doctrine la plus fameuse de Russell, mais pas parce que ce serait la plus cohérente ni la plus ferme. À l'inverse de Wittgenstein qui recommence toujours de nouveau la philosophie, Russell est un penseur cumulatif. En 1913, quand commence la mise en place de l'atomisme logique, Russell reprend le programme de théorie générale de la connaissance qu'il avait dû mettre de côté pendant le travail logique sur les PM. Il dispose pour cela d'un exemple d'analyse de la connaissance (les mathématiques étudiées dans les Pples), et de matériaux de provenance hétérogène : la logique des relations des PM, une théorie de l'analyse issue en grande partie de OD, une théorie du fait directement inspirée par Wittgenstein, et une théorie de la vérité comme correspondance d'un grand classicisme. La synthèse qu'est l'atomisme logique est instable non seulement parce qu'il y a des tensions locales entre ces différents matériaux, mais aussi parce que les différents éléments ont des degrés de développement hors de proportion avec les rôles qu'ils devraient avoir dans une théorie achevée. Cela est notamment vrai du rapport entre la logique et la psychologie, l'une hégémonique et profitant de l'autorité des trois volumes des PM, l'autre se résumant quasiment d'un mot : acquaintance. L'atomisme logique est en attente d'une psychologie plus complète, et quand Russell, à partir de 1919, en entreprend enfin l'étude, l'atomisme logique cède mais ce n'est pas une rupture car le rééquilibrage était inscrit à l'ordre du jour depuis le début. La cohérence cristalline du Tr est une réaction aux difficultés de la synthèse russellienne. Wittgenstein a une conscience très claire des évolutions de son ami, et de ses tentatives pour apparier des éléments qui vont mal ensemble. Il propose des simplifications draconiennes, évalue les compatibilités des positions successives, leurs présupposés
13 INTRODUCTION 13 et leurs champs d'applications. C'est ainsi par exemple qu'il arbitre entre les propositions élémentaires et les propositions atomiques, que Russell pensait, un peu rapidement, pouvoir identifier. Il s'ensuit que, pour comprendre ce que fut l'atomisme logique au sens où nous l'entendons, il est nécessaire de restituer les progressions de la pensée de Russell, afin de pouvoir déterminer ce qui exactement fait l'objet des critiques de Wittgenstein 1. L'effet global de la rectification et de l'archéologie de Wittgenstein fut d'extirper l'atomisme logique de toute psychologie, et en dernière instance, d'en faire une théorie pure du fait et des propositions, non plus une théorie de la connaissance. Wittgenstein plaçait Russell face à la contradiction qu'il y avait à vouloir associer une théorie des faits et le programme traditionnel de la théorie de la connaissance, comme alliance de la logique et d'une psychologie ; d'autant plus que Russell avait d'une part lui-même contribué à faire de la logique non plus l'étude de la raison à l'état naturel mais la construction de langages systématiques, et que d'autre part il était prêt à reconnaître l'autonomie de la psychologie en tant que discipline expérimentale. Nous suivons Wittgenstein lorsqu'il décrète l'impossibilité, avec les prémisses de l'atomisme logique, d'arriver à une théorie unifiée de l'analyse logique et de la production des jugements. Les deux termes qui nous préoccupent sont donc d'une part l'analyse et d'autre part le jugement. Nous cherchons à montrer l'opposition entre Wittgenstein et Russell sur ces deux points, et à hiérarchiser leur importance. Pour ce qui concerne l'analyse, le tableau que nous dégageons est celui d'une critique par Wittgenstein, à la fois fondamentale et interne aux concepts 1. Ceci justifie le choix des textes que nous considérons : nous étudions les textes qui mènent à la formulation de l'atomisme logique, c'est-à-dire le premier Russell, des Pples (1903) à ThK (1913). Nous n'étudions pas en détail les textes portant le nom de l'atomisme logique (PLA et «Logical atomism»), que Wittgenstein ne connaissait pas en rédigeant le Tr. Notre atomisme logique reconstruit est donc, pour son versant russellien, plus proche de ce qu'il est convenu d'appeler sa «philosophie scientifique». Pour Wittgenstein, la délimitation est plus simple, puisque le Tr fournit presque toute la matière de son atomisme logique, si on y ajoute les carnets et notes préparatoires. Lorsque nous utilisons des textes postérieurs, c'est toujours pour éclairer ceux de la période qui nous occupe, et sans souci de systématicité.
14 14 INTRODUCTION russelliens. En effet, Wittgenstein, complètement immergé dans le projet de la nouvelle logique des PM, en dérive toutes les conséquences philosophiques, quitte à en subvertir totalement l'intention. Il renverse la conclusion des PM, pour y voir la preuve de l'impossibilité d'une langue universelle, qu'elle soit symbolique ou non. Aussi radicale que soit la modification, Wittgenstein reste profondément engagé aux côtés de Russell : car il récupère une grande partie des analyses particulières, et surtout il ne nie pas l'effet philosophiquement déterminant d'une clarification logique et symbolique des concepts. En revanche, la question de la théorie de la connaissance sépare brutalement les deux approches, pour autant qu'elle marque une adhésion inévitable de Russell à l'empirisme, que Wittgenstein rejette en bloc. Notre but sera donc d'évaluer par où s'introduit l'empirisme dans l'atomisme logique de Russell. Pour mettre à jour cela nous procédons de la manière suivante : après un premier chapitre sur la question du sens et de l'analyse de la proposition, nous abordons la méthode d'analyse effectivement appliquée par Wittgenstein dans le Tr, ce qui occupe nos deux chapitres suivants. Le premier expose les principes généraux, tandis que le second montre une application particulière, l'analyse du concept de succession concept qui joue un rôle thématique crucial dans l'entreprise de Russell. Nous en arrivons à dire que l'analyse propositionnelle du Tr est dans une opposition systématique à l'analyse russellienne, au sens où cette dernière est traduction dans une langue universelle des relations tandis que la première est expression dans une langue qu'il faut choisir adéquate à la pensée. Les propositions simples, qu'on les appelle élémentaires ou atomiques ne peuvent plus être alors conçues comme les briques de construction des propositions complexes d'un langage comme le nôtre ou comme celui des mathématiques courantes. Nous montrerons qu'il faut les comprendre dans le contexte d'une théorie plus générale de la représentation. Celle-ci vise à mettre en évidence, non pas la richesse d'un langage particulier, mais comment divers langages pourraient être construits, en utilisant diverses ressources conceptuelles, et non uniquement la relation. Aussi, la critique de la conception russellienne de la succession consistera, pour une part importante, en la reconstruction d'un symbolisme alternatif permettant de rendre compte de la notion d'itération. Nous lisons dans le Tr une critique
15 INTRODUCTION 15 interne des PM, au bout de laquelle Wittgenstein parvient à montrer que l' uvre de Whitehead et Russell serait philosophiquement sans effet si on n'admet pas, au minimum, le concept d'opération comme notion fondamentale, au même titre que la relation. Reste la question du jugement. Si nous reprenons l'idée de sens comme articulation de la pensée, dégagée dans notre premier chapitre, et le différend sur le rôle de l'opération des deux suivants, nous nous apercevons en fait que l'ontologie relationnelle de Russell n'est pas neutre épistémologiquement. L'obligation d'expliquer en termes relationnels ce qu'est le sens (d'une proposition ou d'un jugement) fait peser sur lui une contrainte, qui le remet dans les ornières d'une théorie de la connaissance traditionnelle. Les relations perceptives élémentaires sont au fondement de la connaissance. Notre dernier chapitre aura pour objet de montrer comment l'abolition du règne exclusif des relations permet à Wittgenstein de concevoir la genèse du sens dans un rapport d'image où la question de la perception ne joue aucun rôle déterminant. Ces quelques indications suffisent sans doute à suggérer que nous nous attardons sur un fragment assez bref de deux carrières d'une toute autre ampleur. Nous avons déjà dit que la position de Russell dans l'atomisme logique n'est qu'une station temporaire, dans l'attente d'une intégration plus poussée de la psychologie empirique à la théorie de la connaissance. Il en va unpeu de même pour Wittgenstein, toutes choses égales par ailleurs. Non qu'il aurait longtemps songé, après le Tr, bâtir une théorie générale de la connaissance. Plus simplement, l'importance de la philosophie de la psychologie dans sa «seconde philosophie» devrait être, dans notre perspective, interprétée comme la marque de la continuation de son dialogue avec Russell. Une remarque enfin : nous n'avons en aucune façon cherché à présenter une image équilibrée de nos deux auteurs. Nous fixons Russell dans un mouvement de transition où sa posture est inconfortable. Quant à Wittgenstein, nous exagérons sa dépendance vis-à-vis de la pensée de Russell. Frege 1 a pour lui une importance au moins 1. Sur l'importance relative et la nature des liens entre Wittgenstein d'un côté, Frege et Russell de l'autre, Gandon (2002) est particulièrement lucide.
16 16 INTRODUCTION égale, mais nous ne lui accordons qu'une attention marginale. Nous le faisons délibérément, sachant que nous ne nous proposions pas une étude sur le Tr, mais sur l'atomisme logique, dont il n'est qu'une partie.
17 CHAPITRE PREMIER LA PROPOSITION ANALYSÉE ARTICULATION ET PROPOSITIONS ÉLÉMENTAIRES Les remarques sur l'analyse dans le Tr sont peu nombreuses. Elles se divisent naturellement en deux groupes : d'une part la section 3.2 et l'ensemble de celles qui en dépendent ( ), et d'autre part les sections Dans le premier groupe, Wittgenstein affirme que toute proposition est analysable d'une seule manière (3.25) en signes simples qui sont des noms (3.201), pour la simple raison que toute proposition doit avoir un sens parfaitement déterminé (3.23). Dans le second groupe il semble tirer les bénéfices différés de la mise en place de la notion, en la liant à celle de proposition élémentaire : 4.21 La proposition la plus simple, la proposition élémentaire, affirme qu'un état de chose subsiste La proposition élémentaire consiste en noms. C'est une connexion, une concaténation de noms Il est manifeste que par l'analyse des propositions nous devons arriver à des propositions élémentaires qui consistent en noms en liaison immédiate. La question se poserait ici de savoir comment se fait la connexion propositionnelle.
18 18 LA PROPOSITION ANALYSÉE Ainsi, l'analyse découvre un type spécial de propositions connectées vérifonctionnellement, exemplifiant l'idée qu'une proposition est une pure concaténation de noms. La démarche du texte consiste à nous fournir en premier lieu une définition abstraite de l'analyse, de sorte que dans un second temps la découverte que toute proposition se résout vérifonctionnellement en propositions élémentaires procure un réel gain de connaissance : nous découvrons de quelle nature sont les matériaux des propositions. Rentrons un peu dans le détail de chacun de ces moments. Le premier s'appuie sur la notion d'articulation : l'idée fondatrice de Wittgenstein est que toute proposition digne de ce nom, qui exprime un sens et est capable du vrai comme du faux, doit être articulée. L'analyse est tout simplement la mise à jour de cette articulation. Dans sa rhétorique particulière, Wittgenstein souligne l'importance de ce concept : à une page d'intervalle nous trouvons les deux remarques suivantes, qui encadrent presque parfaitement le p remier de nos passages sur l'analyse : La proposition n'est pas un mélange de mots. Pas plus que le thème musical n'est un mélange de notes. La proposition est articulée La proposition exprime d'une manière déterminée et qu'on peut exhiber clairement ce qu'elle exprime : la proposition est articulée. Avec l'articulation, Wittgenstein rencontre un socle indéfinissable et ne peut que nous exhorter à voir la proposition comme articulée. Mais de quoi s'agit-il? Pour Wittgenstein dans le Tr, sens, articulation, factualité (puisqu'un fait n'est pas un simple regroupement de choses, mais une certaine configuration), sont synonymes. Autrement dit, l'articulation est le mode de complexité propre au domaine propositionnel. Ce sur quoi porte l'analyse est d'emblée de nature langagière : c'est la complexité de la proposition ou du fait qu'elle exprime. On verra par contraste que Russell n'adopte pas un aussi simple point de départ : pour lui l'analyse sera conjointement analyse des propositions et des complexes. Pour résumer le premier moment du Tr que nous distinguons, l'analyse s'effectue selon, et exprime, l'articulation essentielle de la proposition. D'un autre côté, la section affirme deux points et en sousentend un troisième : d'abord, nous apprenons explicitement que
19 ARTICULATION ET PROPOSITIONS ÉLÉMENTAIRES 19 l'analyse a un résultat constant, qu'elle mène systématiquement aux propositions élémentaires ; ensuite, il est aussi dit à quoi ressemblent ces dernières ; enfin il nous est demandé de réfléchir à la question de savoir comment celles-ci sont liées entre elles, analyse faite. Le second alinéa est volontairement équivoque. Car en effet, en un premier sens la «connexion propositionnelle» problématique dont il s'agit est celle qui est interne aux propositions élémentaires ; mais en un autre sens, on peut aussi y voir une interrogation concernant le type de connexion (pour ainsi dire : externe) que peuvent avoir entre elles les propositions élémentaires que nous découvrons dans l'analyse. Le contexte global du Tr milite pour cette interprétation : toute la théorie de la proposition élémentaire qui est élaborée dans la fin de la section 4 du Tr se construit autour de l'idée que les seules relations logiques que peuvent entretenir les propositions élémentaires sont les fonctions de vérité puisqu'elles sont logiquement indépendantes les unes des autres, et que chacune contient la possibilité du vrai et du faux. Cette théorie culmine dans l'énoncé de la section 5 : «la proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires». Dès lors, il est raisonnable de concevoir que lorsque nous dit que par l'analyse de la proposition nous arriverons à des propositions élémentaires, il doit être entendu que le terme de l'analyse est une certaine fonction de vérité de certaines propositions élémentaires. Prenons un exemple. Si je m'exclame «Pourvu que mardi il fasse beau!» on peut imaginer que l'analyse se ferait dans le style suivant: «Si mardi il fait mauvais, alors je serai triste», où les deux propositions élémentaires «il fait mauvais mardi» et «je serai triste» sont liées par le connecteur d'implication matérielle. Supposons que «il fait mauvais mardi» et «je serai triste» se comportent comme des propositions élémentaires, ce qui, bien entendu suppose résolu la plupart des problèmes qui nous arrêteront par la suite. Alors l'analyse ayant déployé la structure de la proposition nous donne au bout du compte ses conditions de vérité : nous savons que notre proposition non analysée sera vraie exactement quand les propositions élémentaires dont elle est fonction de vérité seront les unes vraies, les autres fausses, selon les possibilités combinatoires données par la fonction de vérité «si... alors...». Mais cette présentation pose un problème important : si tel est bien le sens d'«analyse» à partir de 4.221, alors il y a une tension
20 20 LA PROPOSITION ANALYSÉE considérable par rapport à ce dont il s'agissait en 3.2. D'un côté la proposition analysée est la proposition exprimée de telle sorte que l'articulation du sens s'exhibe directement dans le symbole, de l'autre il s'agit d'un tableau vérifonctionnel de propositions élémentaires. À moins de donner un sens arbitraire à «articulation», il n'y a absolument rien d'évident dans la coexistence de ces deux perspectives. Car, bien entendu, quand je pense «Pourvu qu'il fasse beau mardi!» je n'ai pas en tête les combinaisons de vérité et de fausseté que nous avons proposées. On dira qu'il s'agit d'un problème empirique, de psychologie, et que ce qui compte est le fait que ma pensée, indépendamment du fait de savoir si elle m'est de fait disponible, détermine ces combinaisons. Mais à suivre ce fil on vide de leur sens une liste considérable de notions : la pensée d'une proposition n'aura plus de rapport essentiel avec ce que je pense quand je la comprends, et il en ira de même pour le sens. Aussi bien, invoquer dès maintenant la distinction entre ce qui est logique et ce qui est psychologique est un peu prématuré. Car au fond, l'articulation n'est pas une question empirique : l'articulation de ma pensée avant analyse est tout aussi essentielle que celle de la proposition analysée, parce que l'une comme l'autre doiventêtredecetype de choses qui ont un sens. Si je pense quelque chose dans ma proposition, c'est-à-dire de manière équivalente, s'il s'agit tout simplement d'une proposition, il faut que ma pensée soit articulée tout comme dans une proposition qui serait complètement analysée et rien n'indique à l'avance que cette articulation sera celle de la vérifonctionnalité. Cela vaut déjà des propositions les plus communes, et c'est pourquoi Wittgenstein affirme : «toutes les propositions de notre langue quotidienne sont, en l'état, logiquement complètement ordonnées» (5.5563). Tel est le point crucial : rien ne nous permet de préjuger de la compatibilité de toutes les articulations propositionnelles avec les tables de vérité. Prendre un exemple empirique est un leurre quand par ailleurs on sait qu'il y a une indétermination absolue de la nature des propositions élémentaires 1. Il suffirait déjà de prendre 1. Le rapport entre l'analyse de ma pensée et la structure matérielle des objets est discuté, avec la perspective que nous avons, dans les Recherches Philosophiques 60. Il s'agit de l'exemple du balai, formé d'une brosse et d'un manche. Remarquons que l'interprétation des passages où Wittgenstein prend ce genre d'exemple au sérieux (dans les NB ou «Quelques remarques sur la forme logique» (1929)) est délicate. Un entraînement est nécessaire pour parvenir à
21 ARTICULATION ET PROPOSITIONS ÉLÉMENTAIRES 21 une proposition d'attribution de nombre comme «six chiens tirent le traîneau» pour introduire un doute puisque, notamment, la conjonction vérifonctionnelle «un chien tire le traîneau et un chien tire le traîneau et...» ne donnera jamais la conjonction numérique visée (cf. sur ce point Pples 59, p. 57/91). On dira que nous n'y sommes pas ; que la possibilité de la réduction de toute proposition à un tableau vérifonctionnel de propositions élémentaires est tout simplement un postulat de l'analyse du Tr, etque d'ailleurs, c'est le rejet de ce postulat qui permit le renouvellement dutravail philosophique de Wittgenstein après son retour à la philosophie professionnelle en On peut mettre au service de cette idée le fait que nous n'avons aucune connaissance des propositions élémentaires. On s'appuie là-dessus pour couper court, dès l'origine, aux tentatives pour savoir à quoi pourrait ressembler celles contenues dans la version complètement analysée d'une proposition quelconque. Peut-être l'erreur vient-elle de vouloir analyser «six chiens tirent le traîneau» en se dirigeant vers des propositions ressemblant à«un chien tire le traîneau». Peut-être l'analyse complète traite-t-elle de particules matérielles et de leur situation dans l'espace et le temps. Le problème est que si cette manière de voir est correcte, alors l'analyse n'a plus d'attache ni avec la logique ni avec la philosophie. Dans chaque cas, il reviendrait à l'empirie de décider quelle analyse est correcte, la philosophie se contentant d'avoir une fois pour toutes fixé le cadre (vérifonctionnel) dans lequel elle évoluera. Comment saurais-je que j'ai atteint la forme analysée de ma proposition «six chiens tirent le traîneau», à supposer qu'elle traite de particules matérielles, sinon en faisant appel à un critère physique? L'élémentarité des propositions serait alors en fait entièrement dépendante de mes connaissances empiriques. Cela serait directement en opposition avec l'idée que c'est une évidence 1 qui nous traiter d'un cas particulier empirique avec ce grain de sel qu'on ne s'intéresse à lui que pour sa forme logique. 1. Il ne faut pas s'y tromper : lorsque Wittgenstein affirme «il est manifeste que dans l'analyse des propositions nous devons arriver à des propositions élémentaires qui consistent en noms dans une connexion immédiate» (4.221), par «manifeste», ilne veut pas dire qu'il s'agit de quelque chose de facile, mais, tout simplement, que c'est affaire de philosophie. Affaire qui doit donc se conclure dès maintenant avec ce que nous savons du concept de proposition.
22 22 LA PROPOSITION ANALYSÉE mène par l'analyse aux propositions élémentaires (4.221) ; mais cela rentrerait aussi en conflit avec l'insistance de Wittgenstein sur le fait que toute proposition admet une analyse unique et définitive (3.25). Car en effet, ce dernier critère est contradictoire avec l'idée d'une analyse empirique dont aucune, vraisemblablement, n'est définitive. Si bien que le statut de l'analyse bascule de celui de postulat à celui de fiction, c'est-à-dire de construction dont nous savons dès maintenant qu'elle n'est qu'imaginaire. En réalité, la plupart des interprétations de l'analyse dans cette veine sont empreintes d'une certaine forme de kantisme plus ou moins explicite : on fait de l'analyse en propositions élémentaires combinées vérifonctionnellement une forme d'idéal du discours vrai. La philosophie postule son existence, à la science est confiée la tâche de se diriger vers elle, étant entendu qu'elle ne fera peut-être jamais mieux que s'en rapprocher sans l'atteindre. Cela réactive la distinction entre le fait et le droit : en droit les propositions sont réductibles à des combinaisons vérifonctionnelles de propositions atomiques ; de fait la réduction reste toujours à accomplir. Mais cela constitue une interprétation épistémologique 1 du Tr, qui ne prend pas acte du fait que le point de départ de Wittgenstein est l'articulation du langage plutôt que la complexité des connaissances. Cette lecture s'oppose d'ailleurs autant à de nombreuses affirmations explicites de Wittgenstein, qu'au style général de sa pensée. Lorsqu'il affirme l'existence d'une unique analyse de n'importe quelle proposition, il ne s'agit pas pour lui d'une manière de parler pour désigner un foyer de recherches, mais de quelque chose d'actuel, que l'on peut découvrir dans la proposition même. Il yauntemps spécial de la philosophie pour Wittgenstein, sans procrastination 2 ni nostalgie. Le bon argument philosophique est celui qui me permet de m'arrêter de philosopher à l'instant même, et ce que le Tr dit vaut immédiatement et dès maintenant. Il est pourtant difficile d'imaginer qu'il y aurait deux concepts d'analyse dans le Tr, le premier appartenant à la sphère de la logique (par analyse, Wittgenstein n'entendrait alors rien qui ne soit déjà 1. Notre dernier chapitre aura pour but de montrer le poids des arguments internes du Tr contre ce genre d'interprétation. Les premières pages de (Anscombe, 1971) sont très claires sur ce point. 2. Cela se traduit notamment par l'abondance des formules comme «d'emblée», «à l'évidence», etc.
23 LES ANALYSES RUSSELLIENNES 23 présent dans l'articulation) et le second appartenant à la sphère de la théorie de la connaissance. Ces deux groupes posent les données du problème de l'analyse ; le résoudre c'est montrer la transition de l'un à l'autre, et cela consiste à découvrir par quel processus l'analyse doit nous reconduire aux propositions élémentaires. Il y a là une question que le texte laisse en partie ouverte. Nous y consacrerons ce chapitre et le suivant. Dans un premier temps nous allons montrer comment l'idée d'articulation s'est peu à peu imposée à Wittgenstein, comme remède aux ambiguïtés des divers concepts d'analyse russelliens. L'articulation du sens sera pour nous le point d'équilibre de l'analyse, et c'est à partir d'une prise de conscience claire de ce dont il s'agit que nous poserons la question de la nature de la vérifonctionnalité dans le chapitre suivant. LES ANALYSES RUSSELLIENNES Russell est l'un des fondateurs de la philosophie analytique. On cite souvent la phrase de son Leibniz «que toute philosophie conséquente devrait commencer par une analyse des propositions est une vérité tropévidente, peut-être, pour qu'on en demande une preuve» ( 7, p. 8), qui inaugure une uvre entièrement consacrée à l'analyse philosophique. Cela est tellement juste que très vite «analyser» et «philosopher» furent pour lui synonymes, quelle que soit la méthode qu'il ait effectivement, dans tel ou tel cas, mise en pratique. Mais «analyse» est, chez Russell, fondamentalement ambigu, ce dont Wittgenstein a commencé par hériter. Afin de faire perdre à la théorie cristalline de l'analyse du Tr un peu de sa superbe, nous la reconstruirons sur le fond des tâtonnements des textes et brouillons antérieurs de Wittgenstein, quand il était encore pris dans les subtilités russelliennes. Alors on verra clairement quelles décisions philosophiques sont encapsulées dans les quelques remarques du Tr dont nous sommes partis. Pour cela nous distinguerons chez Russell trois types différents d'analyses, au sens restreintde méthode effectivement mise en uvre face à un problème philosophique : d'abord l'analyse utilisée dans la période de la «philosophie mathématique» des Pples ; ensuite l'analyse structurale et linguistique de OD ; enfin les analyses-constructions de l'atomisme logique et de la «philosophie scientifique», représentée exemplairement par
24 24 LA PROPOSITION ANALYSÉE OKEW. À chacune de ces méthodes correspond un fait d'armes : respectivement l'analyse du concept de nombre, celle des descriptions définies, et enfin celle des objets physiques. L'histoire du concept d'analyse chez Russell pivote autour de l'article OD : avant (c'est-à-dire essentiellement dans le Leibniz et les Pples) il défend une philosophie dont le but est analytique, sans pourtant disposer ni de méthode ni de paradigme analytique constant. Après OD il n'eut de cesse qu'il n'ait appliqué ou imité la méthode d'analyse alors découverte, dans d'autres contextes. OD introduit l'idée de symbole incomplet 1 et, associée, celle de fiction logique. Un symbole est incomplet quand il n'a pas de sens en dehors de certains contextes, si bien que son utilisation dépend de notre maîtrise de ces contextes. Ce qu'il désigne est une fiction, comme un effet de contexte pétrifié. Quand Russell découvre cela en 1905, il a en vue la simplification de sa philosophie des mathématiques ; quand il applique ce genre d'idées aux objets physiques et à la connaissance du monde extérieur, au début de l'atomisme logique, il ne théorise pas la transposition, faisant comme si un même concept d'analyse l'animait. Les confusions qui en résultent furent les premières difficultés philosophiques de Wittgenstein. Au bout du compte, dans le cas particulier de la proposition, analyser veut dire à la fois comprendre, de manière générale, ce qu'est la proposition, et en même temps pratiquer l'analyse au sens de OD. Et bien entendu il est naturel de penser que l'on atteint le but fixé par le premier sens d'analyse au moyen de la seconde méthode. Mais ce faisant on a remplacé l'analyse d'une notion par l'analyse d'une chose. L'analyse de la proposition, activité traditionnelle des philosophes logiciens, devient comparable à celle de l'objet matériel qui est lui aussi analysable grâce à la notion de 1. L'expression «symbole incomplet» n'apparaît pas dans OD, mais le concept y est bien lorsque Russell écrit : «Ceci est le principe de la théorie de la dénotation que je voudrais soutenir : que les expressions dénotantes n'ont jamais de sens en elles-mêmes, mais que toute proposition dans l'expression verbale desquelles elles apparaissent a un sens» (OD p /205). L'expression n'apparaît pas non plus dans «Mathematical logic as based on the theory of types» où les classes sont dites«objets fictifs» (p. 173) ; elle est en revanche explicite et utilisée de manière systématique dans PM. L'influence de Whitehead dans la généralisation du concept ne doit pas être négligeable, d'autant que Russell lui fait souvent crédit de lui avoir suggéré la technique d'analyse par élimination systématique des entités fictives.
25 LES ANALYSES RUSSELLIENNES 25 fiction logique. À ce compte, la proposition devient un objet de la philosophie, exactement au même titre que les corps vivants sont les objets de la biologie. Philosopher consiste alors à proposer l'analyse du plus grand nombre de types de propositions, là où OD n'en avait envisagé qu'un. Et c'est bien l'un des points centraux de la philosophie de l'atomisme logique, tel qu'elle est développée dans PLA. Le Tr pousse cette idée à l'extrême, puisqu'il se fixe pour but de fournir «la forme générale de la proposition» (4.5, 6) et non simplement des analyses locales de tel ou tel type de proposition. Analyse et «philosophie mathématique» Dans le Leibniz, «analyse des propositions» est entendu au sens de : découverte des composants constants et universels de la proposition. Elle correspond à ce que Russell appellera plus tard la définition philosophique : l'analyse d'une notion en ses constituants (cf. Pples 108). Russell a raison de considérer que ce concept d'analyse n'a pas besoin d'être justifié : déjà Mill (1866) dans son premier chapitre précisément intitulé «De la nécessité de commencer par une analyse du langage», se justifie non pas de commencer par l'analyse du langage, tant cela est banal, mais de présenter ses raisons pour le faire. Une affirmation typique de cette perspective est le résumé de Leibniz que Russell propose : «toute proposition est en dernière instance réductible à une proposition qui attribue un prédicat à un sujet» ( 8, p. 9). Avoir analysé la proposition aura consisté tout simplement à défendre cette réductibilité. Ainsi l'analyse des propositions nous livre quels sont leur composants, et une bonne logique commence par une énumération des composants possibles des propositions. À l'occasion de sa critique de Leibniz, Russell met à jour l'idée d'une philosophie analytique régressive, vers les prémisses indémontrables et des termes indéfinissables, seulement accessibles par intuition. Il voit d'ailleurs dans la recherche leibnizienne d'une caractéristique universelle une insistance sur les méthodes de déduction par le calcul ; c'est-à-dire la tentative de faire de la philosophie une activité progressive, destinée à produire de nouvelles connaissances. Or, pour Russell, «l'affaire de la philosophie est précisément la découverte de ces notions simples et de ces axiomes primitifs sur lesquels tout calcul ou toute science doit être fondé» (Leibniz 105, p. 170). Cette opposition met deux choses en valeur : d'une part, une fois
26 26 LA PROPOSITION ANALYSÉE qu'on a analysé la proposition, il reste encore à découvrir les notions premières utilisées dans chaque domaine de connaissance particulier, et notamment en mathématiques. D'autre part, il est clair que l'analyse requise pour cela ne peut procéder selon une unique méthode, mais doit s'adapter et découvrir pour chaque notion quelles sont celles, plus primitives, qu'elle suppose. Ce concept traditionnel d'analyse est la matrice conceptuelle des Pples. Ce livre est une uvre étrange, appartenant à une discipline que Russell appelle «Philosophie Mathématique». Ilnes'agitpas simplement de logique, ni d'épistémologie, ni de philosophie générale 1, mais d'une analyse des concepts premiers utilisés en mathématique, destinée à en rendre la nature logique manifeste. Le but de cette discipline est aussi ce qu'on appelle le «programme logiciste» 2 : montrer que les mathématiques se réduisent à la logique, selon une réduction des idées mathématiques complexes en idées logiques simples et indéfinissables, au moyen de principes euxmêmes logiques. L'opération se fait en deux temps : d'une part en s'appuyant sur les «travaux des mathématiciens eux-mêmes» (Pples 2 p. 3), Russell pense qu'on peut parvenir démonstrativement à réduire le stock d'idées et de principes primitifs nécessaires aux mathématiques ; d'autre part il faut ensuite discuter le résultat, afin d'en justifier la nature strictement logique. Ce dernier travail n'est pas démonstratif, mais réflexif. Russell veut prolonger le travail de rigorisation et d'arithmétisation, interne aux mathématiques du XIX e siècle 3, puis y apposer le sceau de la philosophie. Pour cela il veut non seulement montrer que les entiers naturels sont réductibles à des notions plus simples, mais que celles-ci sont ultimes parce qu'il s'agit des principes premiers de la raison. «Analyse» a donc plusieurs sens : en un premier (large), l'analyse est cette réduction générale des idées mathématiques complexes à leurs composants élémentaires ; mais cela comprend deux temps 1. Sur ce dernier point, cf. la fin du 51, p. 47/79 ; les remarques sur le fait que les Pples ne traitent pas de la logique pour elle-même abondent, cf. notamment 55, p. 52/ Nous désignerons ainsi Frege et Russell, quand il n'y a pas lieu de souligner leurs divergences c'est-à-dire le plus souvent lorsque Wittgenstein les assimile dans sa critique. Nous emploierons donc le terme «logiciste» et ses dérivés en un sens historique et descriptif, sans préjuger de l'existence d'une doctrine cohérente. 3. Sur ce point, cf. (Boyer, 1959).
27 LES ANALYSES RUSSELLIENNES 27 distincts que Russell comprend aussi comme des analyses, en des sens étroits : il s'agit d'abord d'interpréter les définitions des mathématiciens en tant qu'elles montrent une remontée aux principes, mais ensuite aussi de proposer une justification philosophique de ces mêmes principes. Intervient alors le travail réflexif d'«exhortation», qui doit nous conduire à faire l'expérience intuitive de la notion élémentaire dégagée et requise par les mathématiques : La discussion des indéfinissables qui forme la majeure partie de la logique philosophique est la tentativepourvoir clairement, et pour faire que les autres voient clairement, les entités en question, de sorte que l'esprit ait avec eux ce genre de familiarité 1 qu'il a avec le rouge ou le goût de l'ananas. (Pples Préface, p. xv/3) L'analyse dans la «philosophie mathématique» des Pples est donc le produit d'une collaboration entre le mathématicien et le philosophe. La part dévolue au philosophe est de justifier les indéfinissables mathématiques par un appel aux principes généraux du discours rationnel, afin que nous parvenions à la conviction qu'à ces indéfinissables correspondent en effet des entités existantes. Cela est possible dans le contexte de l'universalisme logique de Russell : parce que la logique est absolument une, identique et se ressemblant toujours, une argumentation philosophique peut faire appel à notre intuition de la logique dans notre langage ordinaire pour légitimer un indéfinissable mathématique. Ainsi la grammaire philosophique du langage ordinaire et l'analyse des concepts mathématiques se soutiennent l'une l'autre. Comme il n'y a qu'un seul mode de rationalité, nous pouvons l'aborder autant dupoint de vue des calculs de la logique symbolique que de l'analyse philosophique. Toutefois, Russell admet que la grammaire philosophique n'a pas la force contraignante des mathématiques ; aussi il ne peut faire mieux qu'indiquer pourquoi il est vraisemblable de supposer que les indéfinissables ultimes sont bien ceux qu'il propose. Les deux moments de l'analyse logiciste ont leur corrélat dans deux types de définitions 2 : philosophiquement, une définition est 1. Acquaintance. Nous reviendrons longuement sur ce terme, mais principalement au sens technique qu'il prend dans les uvres plus tardives de Russell. Ici il s'agit simplement de quelque chose de l'ordre de l'intuition ou de la perception immédiate. 2. Sur ces deux types, et la tension qu'il y a entre eux, voir (Levine, 1998, p. 113).
28 28 LA PROPOSITION ANALYSÉE «l'analyse d'une notion en ses constituants» ; mathématiquement, «un terme est définissable au moyen d'un ensemble de notions quand, et quand seulement, il est le seul terme ayant une certaine relation à certaines de ces notions, la relation faisant partie ellemême des notions en question» (Pples 108, p. 111 ; cf. 31, p. 27/52). L'ambition et le rêve des Pples est de présenter les définitions mathématiques de telle sorte qu'elles valent en même temps comme définitions philosophiques, ce qui, même dans les cas les plus favorables n'est jamais vraiment garanti 1. Au fondement de cette conception de l'analyse dans la «philosophie mathématique» se trouve l'idée d'une pratique philosophante des mathématiques 2. On retrouve cette idée dans la préface des PM. Les mouvements de régression et de progression sont alors l'image de la complémentarité de l'ouvrage avec les Pples : Dans la construction d'un système déductiftel que celui contenu dans le présent travail, deux tâches différentes doivent être accomplies concurremment. D'un côté il nous faut analyser les mathématiques existantes, dans le but de découvrir quelles prémisses sont utilisées, si elles sont compatibles, et si on peut les réduire à de plus fondamentales. D'un autre côté, quand nous nous sommes fixés quant à nos prémisses, nous devons reconstruire autant qu'il semble nécessaire des données analysées d'abord, et autant d'autres conséquences de nos prémisses qui sont d'un intérêt suffisamment général pour mériter d'être mentionnées. Le travail préliminaire d'analyse n'apparaît pas 1. On peut sur ce point comparer la discussion de la définition des cardinaux entiers (Pples 111, p. 116) et celle des réels (Pples, 270, p. 286). On constate que la première admet la possibilité d'un désaccord entre les deux types de définitions, tandis que la seconde l'écarte en discréditant toute intuition qui ne se conformerait pas aux nécessités du développement harmonieux de la théorie mathématique. 2. Remarquons que l'idée de ce double mouvement est le point où Russell s'approche le plus de l'analyse au sens de la pensée mathématique antique. Autant dire qu'il y est à peu près hermétique. Il n'en dit rien dans «The Regressive method of discovering the premises of mathematics» (1908, cité «The Regressive method...»), où pourtant le sujet semblerait l'imposer, ni dans le chapitre sur les mathématiques grecques de History of Western Philosophy, ni dans le premier chapitre de IMP. Partout il affirme que les mathématiques grecques (Euclide) étaient «purement déductives». Pour lui, le paradigme de l'analyse est incontestablement l'analyse chimique. Il partage cela avec d'autres, Freud notamment. Cela se retrouvera dans le critère d'atomicité, cf. plus bas p. 94.
29 LES ANALYSES RUSSELLIENNES 29 dans la présentation finale [parce qu'il a en un sens été effectué dans les Pples] laquelle expose le résultat de l'analyse dans certaines idées non définies et propositions non démontrées. (PM I, p. v.) Mais en fait, il s'agit d'un principe beaucoup plus général, qui déborde le simple cadre des mathématiques et vaut pour toute science. De fait, quand dans «The Regressive method...» il thématise les divers sens d'«analyse» il affirme, qu'en toutes sciences, on trouve un double mouvement : d'abord une régression à partir de «prémisses empiriques» données vers des «prémisses logiques», plus simples, mais intuitivement moins évidentes ; puis une progression déductive à partir de ces prémisses vers d'autres conclusions. Le cas des mathématiques est bien entendu un peu spécial. Russell trouve un analogue des «prémisses empiriques» dans les propositions évidentes de l'arithmétique élémentaire, telles que 2+2=4. Quant aux prémisses logiques, elles seront, dans la mesure où le programme logiciste de réduction de l'arithmétique à la logique a été mené à bien, les postulats de Peano ou les lois fondamentales et les règles de Frege. Russell résume alors sa conception : Les diverses sciences se distinguent par leur sujet, mais en ce qui concerne la méthode, il semble qu'elles ne diffèrent que dans la proportion entre les trois parties dont toute science est constituée,àsavoir : (1) la prise en compte de «faits», que j'ai appelé les prémisses empiriques 1 ; (2) la découverte inductive deshypothèses, ou des prémisses logiques qui conviennent aux faits ; (3) la déduction de nouvelles propositions à partir des faits et des hypothèses. («The Regressive method...», p. 282) En fait, le principe est même si général pour Russell, qu'il en viendra, dans l'atomisme logique, à l'appliquer à la philosophie, pour en faire le modèle même de toute connaissance possible : en 1918, Russell n'hésite pas à dire que pour comprendre ce qu'il en est de la connaissance en général nous devons d'abord prendre des exemples 1. La notion de prémisse empirique a un écho déformé et tardif dans la notion de «prémisse factuelle» de An inquiry into meaning andtruth (chap. 11) ; mais tandis que les prémisses empiriques de «The Regressive method...» apparaissent dans l'analyse conceptuelle d'une science, les prémisses factuelles du livre de 1938 seront considérées comme les éléments de base dans la construction effective de notre connaissance.
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