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juillet 2018 ENTREPRISE & SOCIÉTÉ Fanny Barbier Avec Bernard Masingue, Carine Chavarochette Une production Entreprise&Société

Diversification des contrats de travail (la suite) Pour une DRH stratège de toutes les mainsd œuvre Fanny Barbier Bernard Masingue Carine Chavarochette Une production Entreprise&Société

Avant-propos En 2015, lorsque, au sein d Entreprise&Société, nous avions étudié le phénomène de la diversification des contrats dans le travail, nous avions dressé un portrait de la société au travail qui présentait de profondes ruptures par rapport aux idées que la majorité d entre nous pouvaient en avoir. Ainsi, ce manifeste de 2015 s ouvrait par deux chapitres destinés à battre en brèche des «idées reçues» et faire état de sujets qui «font débat». Plus de deux ans après, nos terrains se sont déplacés. Il n est plus besoin de démontrer que «le CDI ou la fonction publique, c est la durée et la sécurité pour tous» ou encore que «la subordination, c est nécessairement le contrat de travail». De même, nos sujets de débat se sont largement disséminés depuis, que ce soit dans les cercles professionnels «les syndicats représentent tous les travailleurs vs les "insiders"», que dans les cercles grand public «le numérique crée vs détruit les emplois.» Ce qui n a pas bougé, en revanche, c est notre conviction que, derrière le patchwork des contrats, il existe toujours un «cadre de cohérence» qui explique la diversité des situations selon les âges, les qualifications, les diplômes et les marchés de l emploi. Nous verrons comment ce cadre s est rigidifié et comment, le prenant en compte, les parties prenantes peuvent agir. Qu observons-nous concernant ces parties prenantes? En trois ans, les actifs ont appris à jongler avec les contrats et les statuts, pour les uns, avec facilité et félicité, pour les autres, la majorité, avec fatalisme. Dans les entreprises, la diversification des contrats correspond à une diversification des décideurs. Les services RH gardent la main sur les contrats de travail (CDI et CDD), quand les centres de profit ou les directions des achats gèrent en direct freelances, prestataires, intérimaires quelquefois. 2

Comment et jusqu où cette situation va-t-elle évoluer, notamment si les entreprises se remettent à embaucher comme cela semble s annoncer? Sur quels nouveaux équilibres allons-nous nous appuyer? Peut-on d ores et déjà prévoir les conséquences qu aura l inflexion donnée au droit du travail vers plus de flexibilité? Au final, la fonction ressources humaines n est-elle pas appelée à disparaître en tant que telle alors qu elle pouvait penser immuable sa prérogative de gérer les recrutements et les carrières de la main-d œuvre 1? 1 «Main-d œuvre : part du travail dans le prix de revient d un objet fabriqué.» (Source CNRTL) C est à ce titre que nous utilisons ce terme pour désigner, quel que soit leur statut, toutes les personnes qui travaillent dans l entreprise. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 3

Sommaire 1. Confirmation et amplification des hypothèses du précédent manifeste 5 Une diversification protéiforme... 5 Une précarité toujours plus importante... 6 Mais la fin du salariat n est pas encore là... 9 Le système de 2015, toujours cohérent... 13 Quand flexibilité, précarité, agilité se conjuguent... 23 2. L évolution des pratiques d externalisation de la main-d œuvre 36 La sous-traitance partenariale... 36 Mythes et limites de «l auto-entrepreneuriat»... 40 La montée en puissance des tiers dans la relation de travail... 44 L entreprise, nœud de contrats... 54 3. Anciens et nouveaux modèles d équilibre 55 De vieux moteurs pour de nouveaux équilibres... 56 La logique comptable et l administration de la main-d œuvre... 62 Les marges de liberté revendiquées par le management opérationnel... 65 Recentralisation de la gestion des emplois qualifiés et détournement des lieux de décision... 69 Diversification des décideurs et robotisation... 72 4. Manifeste : Pour une DRH stratège de toutes les mains-d œuvre 74 Devenir le stratège de la productivité des mains-d œuvre... 74 Trouver les leviers pour animer de nouveaux corps sociaux... 75 Dessiner un nouvel équilibre entre les règles et la performance... 76 Bibliographie 78 Remerciements 80 4

1. Confirmation et amplification des hypothèses du précédent manifeste Sans revenir sur le précédent manifeste, voilà comment les phénomènes s amplifient et en quoi ses hypothèses de l époque se confirment. Une diversification protéiforme Diversification des contrats De nouvelles façons de travailler se déploient observées notamment dans la diversification des formes de lien contractuel entre une entreprise et une personne. En 2016, Prism emploi, le syndicat professionnel des entreprises de travail temporaire, dénombrait 38 types de contrats de travail différents, avec 27 régimes dérogatoires et une dizaine d organisations du temps de travail. À ces 38 contrats, il faudra bientôt ajouter le contrat de projet prévu par le gouvernement et bien sûr tous les contrats commerciaux qui lient l entreprise et ses partenaires ; partenaires qu il est souvent difficile de différencier des salariés aux côtés desquels ils travaillent. Diversification des durées Selon la Dares, près de 9 embauches sur 10 sont des embauches de très courte durée (50 % des CDD durent moins de 2 semaines et la moyenne des missions d intérim est de 1,9 semaine fin 2017). Les CDI eux-mêmes pourtant considérés comme modèle insurpassé de la sécurité durent moins de 2 ans pour la moitié d entre eux. Diversification des régimes À côté du CDI à temps plein pour un employeur unique, il existe de multiples autres formes de travail, comme le travail non salarié qu il soit ou non économiquement indépendant, le travail salarié via une société de Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 5

portage ou un groupement d employeurs, le travail pour une entreprise sous-traitante ou en régie. Sans compter tous les cumuls possibles tels que travail salarié ou retraite ou chômage et auto-entrepreneuriat, portage salarial et chômage, portage salarial et auto-entrepreneuriat, etc. Une précarité toujours plus importante S il fallait résumer en quatre points l amplification des tendances relevées en 2015, voilà ceux que nous choisirions : les formes particulières d emploi sont toujours à la mode, même si, on le verra plus loin dans le Manifeste, les entreprises semblent relancer les CDI pour les emplois qualifiés ; les contrats se raccourcissent encore ; le temps partiel subi augmente ; la fonction publique n échappe plus à la précarisation. 1. Plus de 90 % des embauches s effectuent en contrat temporaire. Les formes particulières d emploi : CDD, intérim, stage sont passées de 5 à 12 % entre 1982 et 2015. Elles représentent près de 50 % des emplois occupés par les 15-24 ans. Cette réalité se mesure avec le nombre de contrats signés. Ainsi, selon l Acoss, en 2017, plus de 25 millions de contrats ont été signés, dont près de 22 millions de CDD, parmi lesquels 17 millions de CDD de moins d un mois 2. Des nuances sont à noter entre les différentes formes de contrats et leur répartition selon les secteurs d activité. En 2017 3, selon l Insee, les CDI représentaient encore 84,6 % des salariés ; les CDD 10,8 %, l intérim 3 % et l apprentissage 1,6 %. La part des salariés titulaires d un CDD varie avec la taille de l entreprise : 9,7 % des salariés des entreprises de 10 à 19 salariés sont en CDD, contre 7,5 % des entreprises de 500 salariés ou plus 4. 2 3 4 Acoss stat N 264 - Janvier 2018. Insee Première, n 1694, avril 2018. www.insee.fr/fr/statistiques/3535797 Dares, Indicateurs, n 013, mars 2018. http://dares.travail-emploi.gouv.fr/img/pdf/2018-013-.pdf 6

À l inverse, sur un an, l emploi intérimaire est en nette hausse (+8,2 %). Fin 2017, on dénombre 743 400 intérimaires. La part du tertiaire dans l emploi intérimaire atteint 40 % au 4 e trimestre 2017, soit un niveau désormais très proche de celui de l industrie (41 %). Les contrats à durée indéterminée intérimaires (CDII), mis en place en mars 2014, continuent leur progression. Leur nombre a augmenté de 82,4 % sur un an. À la fin du 4 e trimestre, le CDII concerne 22 200 personnes, soit 3 % de l effectif total des intérimaires 5. CDI ou CDD? Lorsque l on interroge les établissements sur les motifs qui déterminent leur choix de recruter en CDD plutôt qu en CDI, près de sept sur dix indiquent que leur besoin est limité dans le temps, un motif attendu compte tenu de la législation sur le CDD. Mais le recours au CDD est aussi pour plus de six établissements sur dix le moyen de tester les compétences du salarié avant de le recruter durablement. Enfin, plus de la moitié des établissements optent pour le CDD plutôt que pour le CDI afin de limiter les risques en cas de ralentissement de leur activité, notamment dans le secteur de la construction 6. 2. Avec des contrats de plus en plus courts - Depuis 2013, la durée médiane des CDD est de 10 jours, on l a vu, avec des écarts importants entre les secteurs : 8 jours dans le tertiaire mais 90 jours dans la construction. - La durée moyenne des missions d intérim au 4 e trimestre 2017 est de 1,9 semaine. Là aussi des écarts sont à noter : 2,3 semaines dans l industrie, 1,4 dans le tertiaire 7. 5 6 7 Dares, Indicateurs, n 011, mars 2018. http://dares.travail-emploi.gouv.fr/img/pdf/2018-011v2.pdf Dares, Analyses, n 070, octobre 2017. http://dares.travail-emploi.gouv.fr/img/pdf/2017-070vf.pdf Dares, Indicateurs, n 011, mars 2018. http://dares.travail-emploi.gouv.fr/img/pdf/2018-011v2.pdf Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 7

3. Le développement du temps partiel Fin décembre 2017, 15,5 % des salariés travaillent à temps partiel dans les entreprises de 10 salariés ou plus, hors agriculture et emplois publics. Les femmes représentent 78 % de l ensemble des salariés à temps partiel. Selon l Observatoire des inégalités 8, un tiers des salariés à temps partiel déclarent vouloir travailler davantage, ils sont en temps partiel subi, ce qui représente 1,7 million de personnes. Ce taux moyen masque des écarts selon les catégories : le temps partiel subi est deux fois plus élevé chez les ouvrières (38,8 %) que chez les femmes cadres supérieurs (19,5 %). Pour les jeunes, la moitié des 15-29 ans sont en temps partiel faute de mieux. Au total, 1,2 million de femmes travaillent en temps partiel subi contre 472 000 hommes, soit trois fois plus. 4. Dans la fonction publique, la tendance est à l accroissement de la part des non-titulaires : - Fin 2016, 5,7 millions de salariés travaillent dans la fonction publique ; ils représentent 5,3 millions d équivalents temps plein. - Le nombre de contractuels croît nettement (+ 2,8 %), plus particulièrement dans la fonction publique d État (+ 4,8 %) et la fonction publique hospitalière (+ 3,6 %). - En revanche, la part des fonctionnaires reste quasi stable, elle diminue de 0,3 point à 71,7 % dans l ensemble de la fonction publique hors militaires. - Les agents non titulaires représentent 17 % de l ensemble de la fonction publique, en hausse de 35 % par rapport à 2009. 8 9 https://www.inegalites.fr Source Insee Première n 1691, mars 2018. 8

Mais la fin du salariat n est pas encore là Pour bien le comprendre, ce phénomène de la diversification des contrats demande une lecture détaillée. Il ne semble pas corrélé à la fin de l emploi salarié qui, en 2016, a connu sa plus forte hausse depuis la crise financière de 2008 et continue sur cette tendance en 2017-2018. Dans le même mouvement, l emploi non-salarié diminue pour la quatrième année consécutive en 2017. Sur les 26,9 millions d actifs en emploi, on compte 23,7 millions de salariés et 3,1 millions de non-salariés. Cela ne contredit pas ce qui précède et qui concerne l accroissement de la précarité dans la mesure où emploi salarié ne rime pas forcément avec stabilité. Une des raisons de ce renversement de tendance est due à la réforme des retraites de 2010, qui repousse progressivement l âge légal d ouverture des droits et voit la tranche des salariés âgés de 55 ans et au-delà, de plus en plus au travail. À la fin de l année 2015, 16 millions de personnes, vivant en France ou à l étranger, sont retraitées de droit direct. La croissance du nombre de retraités est plus faible que les quatre dernières années, avec une progression de 1 % par rapport à la fin de 2014, soit 152 000 personnes supplémentaires contre 186 000 personnes par an en moyenne entre 2010 et 2014, et 360 000 entre 2006 et 2010 10. Une autre raison de ce renversement s explique sans doute par la hausse du nombre de salariés de structures intermédiaires telles que les sociétés de portage salarial ou les coopératives d activité économique, nous le verrons plus loin. La question est moins celle de la fin du salariat qui est très largement majoritaire que celle de sa précarisation soit par le développement de formes de travail à la limite du salariat (et parfois de salarié déguisé) mais surtout par le développement des contrats courts et très courts et de l intermittence des carrières (épisodes récurrents de chômage). De plus en 10 Insee Références, 27 février 2018 Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 9

plus souvent, on peut avoir des changements de statuts mais surtout on a des interruptions de carrières : pour les générations nées après 1960, près d une personne sur deux a déjà connu un épisode de chômage dans sa vie professionnelle (avant c était une personne sur quatre) : les droits sociaux s adaptent en partie (validation de périodes d inactivité pour la retraite, assurance chômage dont les règles évoluent régulièrement) mais cela occasionne des pertes de salaire et des ruptures de droits (diminution des droits cotisés pour les retraites ou la formation professionnelle par exemple). Cécile Jolly, France Stratégie Sans préjuger de ce qui va se passer notamment en ce qui concerne les conséquences de la reprise dont les signes s observent ici et là «est-elle durable ou éphémère?», il convient cependant de noter que la tendance selon laquelle le salariat était voué à se rétracter au profit du travail indépendant n est pas si évidente. La fin du salariat, qu en disent les chercheurs? La question de la fin du salariat invite à un parallèle avec les travaux de recherche portant sur l évolution des modèles de carrière. Dans les années 1990, de nombreux chercheurs annoncent la mort de la carrière organisationnelle, qui associe un parcours dans une seule organisation couplée à des trajectoires ascendantes et à une promesse de sécurité de l emploi (Arthur 1996 11 ; Hall 1996 12 ; Peiperl 1997 13 ). Leurs travaux prédisent la disparition du modèle traditionnel au profit de nouveaux modèles, dans lesquels la carrière s émancipe des frontières de l entreprise et s inscrit dans une promesse d employabilité au moyen d un 11 12 13 Arthur M. B., Rousseau D.M., (1996), The Boundaryless Career as a new employment principle. The boundaryless career, New York, Oxford University Press, pp. 3-20. Hall D. T., a. a., (1996), The career is dead, long live the career: a relational approach to careers, San Francisco, Jossey-Bass Publishers. Peiperl M., Baruch Y., (1997), "Back to Square Zero: The Post-Corporate Career", Organizational Dynamics 25(4), pp. 7-22. 10

développement des compétences transférables. À partir du milieu des années 2000, cette évolution, annoncée de manière radicale, est nuancée (Hall and Las Heras 2009 14 ; Sullivan 2009 15 ). Certains travaux adoptent une perspective critique en montrant que la carrière organisationnelle reste pertinente dans certains contextes et attendue par une partie des salariés (King 2003 16 ; Gerber 2009 17 ; Chudzikowski 2012 18 ). D autres travaux reconnaissent l évolution de la façon dont se déroulent les carrières mais argumentent plutôt en faveur d une redéfinition de la carrière traditionnelle, qui intègrerait des caractéristiques des nouveaux modèles (O'Neil, Bilimoria et al. 2004 19 ; Clarke 2013 20 ). Ce parallèle amène à penser qu il en sera de même pour le salariat. Parler de disparition totale de cette forme de contractualisation semble excessif alors que l on peut présupposer qu il continuera à y avoir autant de contextes et d attentes différentes qu il y aura d entreprises et d individus. En lien avec les développements des travaux sur les carrières, la question serait donc moins de s interroger sur la fin du salariat que de s intéresser à la façon dont il va continuer à répondre aux attentes d une partie des salariés ou se transformer et s hybrider avec de nouveaux modèles de contrats Maud Guy-Coquille, Responsable de projets, Entreprise&Personnel 14 15 16 17 18 19 20 Hall D. T. and Las Heras M., (2009), "Long live the organisational career", Vocational psychological and organisational perspectives on career, pp. 181-196. Sullivan S. E., Baruch Y., (2009), "Advances in career theory and research: a critical review and agenda for future exploration", Journal of management 35(6), pp. 1542-1571. King Z., (2003), "New or traditional careers? A study of UK graduates preferences", Human Resource Management Journal 13(1), pp. 5-26. Gerber M., Wittekind A., Grote G., Staffelbach B., (2009), "Exploring types of career orientation: A latent class analysis approach", Journal of Vocational Behavior 75, pp. 303-318. Chudzikowski K., (2012), "Career transitions and career success in the new career era", Journal of Vocational Behavior 81(2), pp. 298-306. O'Neil D. A., et al., (2004), "Women's career types: attributions of satisfaction with career success", Career Development International 9(5), pp. 478-500. Clarke M., (2013), "The organizational career: not dead but in need of redefinition", The International Journal of Human Resource Management 24(4), pp. 684-703. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 11

La fin ou non du salariat, qu en pensent les personnes que nous avons interrogées? «Je n irais pas jusqu à dire que nous assistons à la fin du salariat même si beaucoup de pratiques qu on ne voyait pas avant (comme le télétravail) créent des ressentis différents d appartenance à l entreprise. J appartiens à une génération où l on reste dans la même entreprise entre 2 et 5 ans, cela remet en cause le CDI Avant on avait l instabilité en horreur, aujourd hui on a tendance à rentrer dans une ère où rester longtemps au même endroit est perçu comme un confort, pantouflage. J ai un parcours qui me garantit un emploi c est du moins mon sentiment. Je n ai pas peur du chômage. À mon âge, on ne prend pas un travail même un CDI qui ne nous intéresse pas.» Marie, 27 ans «Le salariat existe encore sous d autres formes. Les contrats de travail se diversifient. Ce n est pas le salariat qui est touché mais les parties au contrat.» Charlotte, 28 ans «Je n imagine pas que mon entreprise actuelle mette fin au salariat. Elle a besoin d une force de frappe en quantité et en qualité pour répondre aux demandes du marché. Pour cela, elle entretient, recrute et forme des équipes sans arrêt. Il y a 6 ans, elle comptait 600 collaborateurs, aujourd hui, 1 300. Pierre, chef de projet dans un cabinet de consulting, 32 ans 12

Ce DRH de grande entreprise, lui non plus, ne croit pas à la fin du salariat sans nier que son évolution doit être prise en considération : «en tout cas dans les grands groupes industriels. Et le corps social dans sa globalité aura du mal à abandonner tous les résultats des luttes et des combats. Voir la résistance de la Sncf. Cela étant, nous ne pouvons pas ignorer les nouvelles attentes des jeunes que nous recrutons. Ils veulent plus d autonomie, de considération. Ils n aiment pas quand ils découvrent que leur chef les vend à un projet sans leur demander leur avis au cours de réunions auxquelles ils ne participent pas Résultat, nous mettons en place des réunions pour qu ils s expriment, trouvent leurs marques dans une organisation peut-être trop rigide.» Le système de 2015, toujours cohérent Louis, DRH Toujours valable, le système, présenté il y a trois ans, s allonge à l entrée et à la sortie de la vie professionnelle et se concentre sur les milieux de parcours. Pour mémoire, le schéma proposé en 2015 mettait en exergue les différentes formes de contrat en regard des trois moments distincts de la vie professionnelle : intégration, maturité et séniorité. Voici ce schéma. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 13

Ce système pourrait être représenté aujourd hui, comme ci-dessous, avec mise en évidence de : l allongement des périodes d intégration et de séniorité ; la concentration des emplois de la maturité et l apparition de disparités entre les tenants de ces emplois. Vie professionnelle Intégration Parcours professionnels «Séniorité» Emplois supérieurs Emplois d intégration Emplois intermédiaires Emplois seniors Emplois ordinaires 14

Emplois d intégration L entrée des jeunes et des moins jeunes dans la vie professionnelle s institutionnalise. Il est intéressant de voir quelles sont les logiques qui préludent au choix des contrats d intégration par les entreprises. Leur enchaînement fait qu ils durent de plus en plus longtemps. Ils sont souvent à la charge de la personne, ou de sa famille, ou de l État. C est le cas notamment des stages et des contrats d apprentissage en alternance qui se sont développés avec des résultats notables et touchent aujourd hui des populations moins jeunes de demandeurs d emploi. Observons que ces contrats d apprentissage de niveau supérieur au Bac s inscrivent nécessairement dans l exercice d un emploi à responsabilité : ils sont donc peu payés par rapport à ce qui leur est demandé. Trois millions de personnes par an sont concernées par un stage, un contrat d apprentissage ou de professionnalisation. Il existe trois dispositifs d accueil des jeunes et moins jeunes en entreprise, chacun avec ses spécificités et ses règles : stages, contrats de formation en alternance via l apprentissage ou la professionnalisation. - En formation initiale, le dispositif le plus commun est le stage désormais obligatoirement intégré à un cursus d enseignement et encadré par des règles précises (3 stagiaires maxi par tuteur, pas plus de 6 mois de stage par an, accès au restaurant d entreprise, etc. 21 ) - Toujours dans le domaine de la formation initiale, le contrat d apprentissage permet de combiner salaire, obtention d un diplôme et acquisition d une expérience professionnelle. - Même approche pour le contrat de professionnalisation qui appartient cependant à la sphère de la formation professionnelle continue. Il ne dépend pas des mêmes circuits de financement, et peut intéresser largement des actifs âgés de plus de 26 ans, en 21 http://www.onisep.fr/cap-vers-l-emploi/stages-en-entreprises/la-reglementation-des-stages-en-entreprise Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 15

particulier des demandeurs d emploi 22. En 2016, plus de 195 000 embauches en contrat de professionnalisation ont eu lieu, soit une hausse de 5,1 % par rapport à 2015. Les recrutements ont davantage progressé pour les 26 ans ou plus (+7,3 %) qui représentent, en 2016, près d un quart des embauches. Le niveau de diplôme des personnes recrutées continue de s élever, près de la moitié des bénéficiaires sont ainsi titulaires d un diplôme de niveau bac +2 ou plus. Interrogés six mois après la fin de leur contrat de professionnalisation, 73 % des bénéficiaires déclarent être en emploi. Parmi eux, 60 % affirment occuper un emploi durable et non aidé 23. Ces contrats d alternance connaissent une vogue sans pareil aujourd hui compte tenu des difficultés d insertion sur le marché du travail. Leur exemple vient d Allemagne, c est un gage de vertu. Leurs résultats sont salués par toutes les parties prenantes : État, entreprises, branches professionnelles, centres de formation, etc. Nous, Entreprise&Société, nous comptons parmi leurs supporteurs, même si certaines dérives notamment dans ce qu il advient après le contrat d apprentissage nous sont apparues lors des entretiens que nous avons menés pour préparer ce dossier. En effet, dans leur grande majorité, les plus jeunes des personnes interrogées sont passées par un stage ou un apprentissage ou encore une Cifre 24 mais rares sont celles qui ont vu se transformer en CDI le contrat d intégration qui les liait à l entreprise. 22 23 24 http://www.cci-paris-idf.fr/entreprises/formalites-et-taxe-dapprentissage/pratique/actualites/apprentissageprofessionnalisation-stages-dfcta Dares, Résultats, n 009, mars 2018. http://dares.travail-emploi.gouv.fr/img/pdf/2018-009.pdf La Cifre (Convention Industrielle de Formation par la Recherche) est une convention entre une université, une entreprise et un étudiant en doctorat, autour d un projet de thèse qui intéresse les trois parties. Le contrat est signé pour trois ans, il aboutit à la soutenance d une thèse, le salaire du doctorant est cofinancé par l entreprise et par l Agence nationale Recherche Technologie (ANRT). 16

Après un CDD de trois ans dans le cadre d une convention Cifre, Alice est engagée en tant que chef de projet formation en portage salarial. «C était mieux pour l entreprise et cela allait m offrir de la souplesse, de toute façon l entreprise fonctionnait comme cela, elle n embauchait plus. Et ne m a pas laissé le choix. La société de portage a été choisie et validée par la direction des achats. J ai vu la différence entre le CDD et le portage, je n ai plus eu droit aux tickets restaurant, plus de bureau attitré, plus de mutuelle, plus d accès à la médiathèque ni au CE. J ai perdu le statut, l adresse email. Même mon badge avait changé de couleur! Tout me donnait le sentiment d être rétrogradée alors que je faisais exactement le même travail!» Alice a accepté ce contrat pour poursuivre une mission en Inde qui lui tenait à cœur, mission qui avait commencé lors de la Cifre et avait impliqué de reporter la fin de sa thèse. «Le voyage en business class a été le seul avantage qui a perduré entre les deux types de contrats!» Charlotte est juriste. Entre septembre 2012 et septembre 2014, elle est en contrat d apprentissage dans un grand groupe industriel. À l issue de cet apprentissage, l entreprise lui propose de l engager mais se trouvant dans une période «zéro recrutement externe», lui propose un contrat en portage salarial que la jeune femme acceptera 18 mois plus tard, après avoir terminé un cursus complémentaire d études à Montréal. Elle est depuis chargée de projet, en contrat de portage salarial, d abord en CDD de 18 mois et aujourd hui en CDI. Valérie, après un master 2 en géographie environnementale, n arrive pas à transformer son stage de 6 mois de fin d études en emploi correspondant à sa formation. Alors qu elle est diplômée depuis 18 mois, elle enchaîne les Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 17

CDD dans une direction départementale d équipement où elle a effectué son stage. «Ils savent que je travaille bien et font appel à moi pour toutes sortes d emplois qui n ont rien à voir avec mes qualifications et souvent sans grand intérêt. Ils me proposent des CDD de 2 ou 6 mois, dès qu ils ont le budget (le fait que si le budget n est pas utilisé il est perdu explique parfois le manque d intérêt de certains de ces emplois). Et moi, j accepte faute de trouver dans ma région un vrai emploi!» Valérie n a pas arrêté de travailler depuis qu elle est diplômée, mais jamais dans le secteur qu elle a choisi. Elle tient à rester dans sa région et n envisage pas de passer un concours administratif qui l obligerait à accepter un poste n importe où en France. Marie est chef de projet, sa mission consiste à mettre en place le plan de formation du personnel d un site de production que l entreprise a ouvert dans un pays du Moyen-Orient. C est son premier emploi, l entreprise est dans un contexte de gel des embauches, elle propose à Marie un contrat en portage salarial. «Avec l entreprise de portage, le choix était de signer un CDD ou un CDI, j ai préféré un CDD sortant de ma vie étudiante, je ne voulais pas d engagement ad vitam Je trouvais regrettable de ne pas avoir un contrat de travail avec l entreprise, mais je n en ai pas fait un drame. Les 10 % de prime de précarité en plus du salaire me permettaient de gagner légèrement plus que ce à quoi je pouvais prétendre. Tant que je serai dans cette entreprise, je sais qu il n y a pas d espoir de signer un CDI, je pense donc rester en portage. Et si je devais changer, soit je trouve un CDI, soit je pars dans le cadre d un V.I.E. volontariat international en entreprise 25. Ce qui signifie l international, une mission conséquente et une 25 Le Volontariat International en Entreprises (V.I.E), instauré par la loi du 14 mars 2000, permet aux entreprises françaises de confier à un jeune, homme ou femme, jusqu à 28 ans, une mission professionnelle à l étranger durant une période modulable de 6 à 24 mois, renouvelable une fois dans cette limite. https://export.businessfrance.fr/formulevie/vieenbref.html 18

rémunération déterminée par le gouvernement et correspondant au pays, nette d impôt. Le fait que j ai un contrat de portage salarial joue sur mon rapport à l entreprise. On me fait sentir que je n en fais pas partie. Même si je suis intégrée dans un projet, mes droits sont différents de ceux des salariés (par exemple, je ne vais pas à la cantine, parce que le prix double pour les non-salariés). Je ne sais pas à qui m adresser pour une question précise entre la personne de la société de portage, ma n+1 ou la personne qui paie mes factures. Le cadre est flou et le contrat n est pas du tout stable. Je peux ne plus être à l abri du jour au lendemain.» Gabriel est étudiant en audiovisuel, il a signé un CDI de 10 heures par semaine avec une entreprise de la grande distribution. «J ai pensé travailler en tant qu auto-entrepreneur pour une entreprise de livraison de repas en vélo. Mon inscription était pratiquement aboutie, j avais acheté l équipement, et puis il y a eu un bug informatique, je devais perdre la sécurité sociale étudiante pour travailler, ce que je n ai pas voulu. C est pour ça que je travaille dans cette grande surface, mais c est moins bien payé!» Cela fait trois ans que Joël mène de front ses études et un travail. Aujourd hui, il alterne un master en informatique et un contrat de professionnalisation. Depuis octobre 2016, il passe une semaine à l école, deux semaines dans l entreprise. «Je sais que l entreprise dans laquelle je suis en ce moment ne me proposera pas de CDI, mais c est une bonne expérience. L année prochaine, je veux intégrer une ESN (entreprise de services du numérique) Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 19

pour la diversité des missions puis devenir DSI dans une plus grosse structure.» Plus facile, l intégration dans les start-up? Selon nos observations et les témoignages recueillis, il n est pas plus confortable d intégrer une start-up qu une entreprise normale. D abord parce que c est (littéralement) une «entreprise normale en phase de lancement» qui peut avoir à voir avec le digital mais pas obligatoirement. Comme toute entreprise qui se lance, le choix d embaucher du personnel salarié fait courir un risque à l entrepreneur qui préférera et le pourra justement grâce au prestige de l appellation attirer des talents bénévoles ou payés aléatoirement à la tâche de façon plus ou moins légale 26. En échange d une ligne sur le CV, le (souvent jeune) collaborateur est invité à vivre une expérience passionnante, à donner sans compter son temps et son énergie, dans l espoir d un CDI qui arrive parfois quand l entreprise réalise ses premiers bénéfices et à supposer que l entrepreneur n ait pas l indélicatesse cela s est vu de vendre son affaire sans se soucier de ceux grâce à qui elle a pris son envol. Emplois de la maturité, trois cas de figure Sont concernés ici les emplois des actifs, une fois qu ils ont démarré leur vie professionnelle. Autant les emplois que nous appelons d intégration ou de la séniorité évoluent de manière uniforme, autant ces emplois de la maturité professionnelle se distinguent les uns des autres dans leur évolution, voir le schéma. Certains chercheurs ou organisations parlent de polarisation de l'emploi aux deux extrémités de l'échelle des qualifications. Les emplois «supérieurs» ainsi que les emplois «ordinaires» sont en augmentation alors que les emplois «intermédiaires», ceux du cœur de métier de l entreprise et les fonctions supports sont en rétractation. 26 Voir la bande dessinée de Mathilde Ramadier, «Vous n espériez quand même pas un CDD?», Le Seuil, 2018. 20

En 2015, Cécile Jolly 27 pour France Stratégie, expliquait cette polarisation par plusieurs facteurs dont les impacts différaient alors selon qu on se trouve d un côté ou l autre de l Atlantique. Deux ans plus tard, dans son rapport «Employment Outlook 2017 28», l OCDE montre que la proportion des emplois moyennement qualifiés avait chuté de 7,6 points de pourcentage entre 1995 et 2015 dans ses États membres, tandis que la part des emplois hautement et peu qualifiés avait augmenté respectivement de 5,3 points et de 2,3 points. La France cette fois est tout aussi concernée que les autres pays développés. Les délocalisations, les avancées technologiques, la hausse du niveau d éducation ne s arrêtent pas aux frontières. Ainsi, les données de l Insee 29 montrent que la part des emplois de cadres et de professions intellectuelles supérieures a doublé sur les trente dernières années, pour atteindre 17,5 % des effectifs salariés en 2014 en France métropolitaine. En 2017, elle représente 20,3 % des effectifs salariés 30. À ces emplois qualifiés, l entreprise propose des contrats à durée indéterminée, c est sur eux que repose son avenir, c est eux qu il s agit de retenir le plus longtemps possible ; alors qu ils sont le plus employables et le plus enclins à bouger. Pour eux, le CDI n est pas le graal recherché par la majorité, ils peuvent le refuser et travailler en freelance, attirés justement par la liberté de gérer leur temps, leurs missions, leur environnement de travail 31. À l autre bout du spectre, la part des employés non qualifiés est, elle aussi, en progression, passant de 8,3 % des effectifs salariés en 1982 à 15,6 % en 2017. Aux tenants de ces emplois, les entreprises proposent des 27 28 29 30 31 «La polarisation des emplois : une réalité américaine plus qu européenne?», document de travail pour France Stratégie, août 2015. OECD Employment Outlook 2017. www.oecd.org/els/oecd-employment-outlook-19991266.htm Insee www.insee.fr/fr/statistiques/3198483 Insee Première, n 1694, avril 2018. www.insee.fr/fr/statistiques/3535797 Nous avions déjà évoqué cette situation dans notre précédent manifeste «Un travail, des contrats. Pour une diversification heureuse des contrats de travail», Entreprise&Société, novembre 2015. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 21

contrats courts (CDD ou intérim) ou des contrats commerciaux qui font suite à l externalisation de l activité, et passent par la sous-traitance ou même parfois l auto-entrepreneuriat. Entre les deux, les emplois intermédiaires se rétractent. Ce sont les emplois de techniciens et techniciens qualifiés dont l industrie a impérativement besoin mais dans des volumétries nouvelles tendanciellement à la baisse ; ce sont les emplois des fonctions supports, en diminution générale et constante depuis maintenant longtemps. Les tenants de ces emplois intermédiaires sont en majorité salariés, en CDI ou CDD longs. Silvio est arrivé en France en 2005. Il a d abord enchaîné des petits boulots dans le bâtiment pas toujours bien déclarés par ses employeurs puis un CDI pour une entreprise qui a fait faillite au bout de 4 ans. En 2011, il décide de se lancer en solo sur des chantiers de rénovation d appartements avec le statut d auto-entrepreneur. «Je gagnais bien ma vie, mais je travaillais beaucoup, presque 7 jours sur 7. À ce moment-là, soit je créais une entreprise classique pour travailler à plusieurs, soit je fermais la petite structure et passais à autre chose. Ce que j ai fait, pour gagner en stabilité, je me suis fait engager en intérim.» Silvio a d abord une première mission poser des compteurs électriques puis en janvier 2017, il signe un CDI intérimaire et travaille en tant que manutentionnaire dans un immeuble de bureaux. «Cela est bien tombé, j ai pu bénéficier du 1 % logement pour trouver un appartement à louer.» Séniorité Les emplois seniors sont eux aussi en augmentation notamment en raison de l allongement de la vie professionnelle pour financer les retraites, on l a 22

vu. Cet allongement de la vie au travail 32 n empêche pas la précarisation déjà notable il y a deux ans. Si les seniors restent plus longtemps actifs, leur sécurité ne s améliore pas pour autant. Ceux qui sont en CDI avec ancienneté représentent un coût élevé pour l entreprise qui pourra leur proposer de passer en CDI à temps partiel grâce à des plans de fin de carrière avec arrêt progressif de leur activité. Ces plans peuvent être une aubaine pour certains désirant mener à bien des projets professionnels ou personnels hors de leur entreprise. Ils sont souvent le propre de grandes organisations qui ont plus de moyens que les petites à allouer à leurs politiques sociales et plus d incitations à le faire en raison du dialogue social interne dans une tendance générale qui restreint l accès aux dispositifs de cessation anticipée d activité. Dans les plus petites entreprises, nous avons pu observer lors de nos entretiens que la précarisation des seniors se traduit par de l auto-entrepreneuriat ou du portage salarial cumulé avec des indemnités chômage ou une retraite. «Mon conseiller en outplacement me conseille de chercher un job et peu importe le type de contrat, ce peut être un emploi salarié ou pas ; un temps plein ou pas ; à durée déterminée ou pas. Ce peut être aussi plusieurs jobs en même temps.» Quand flexibilité, précarité, agilité se conjuguent Dominique Comment en sommes-nous arrivés à créer ce système qui multiplie les barrages à l insertion durable en CDI, contracte les effectifs au point que l on parle de paupérisation de certaines fonctions supports, précarise, exclut les salariés dont les compétences sont devenues obsolètes ou trop éloignées du cœur de métier, distingue les travailleurs pour réserver le 32 Entre 2007 et 2017, en France métropolitaine, le nombre d actifs âgés de 50 à 64 ans a augmenté de 1,7 million. Insee Première, N o 1694, avril 2018. www.insee.fr/fr/statistiques/3535797 Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 23

meilleur aux plus qualifiés et laisser les autres se démener sur un marché de plus en plus concurrentiel ; un système qui, dans le même temps, est obligé de confier à des prestataires des missions stratégiques ou risque de se retrouver à cours de talents internes et à la merci de velléités éphémères de tous ceux que le CDI n attire plus? Il convient sans doute de chercher les raisons qui ont permis à cette situation de s installer et de se consolider dans plusieurs directions : l évolution de l économie et l accompagnement de cette évolution par la transformation du droit du travail, mais aussi l évolution des mentalités et des comportements qui ont fait leur le mot d ordre d agilité. Le postulat accepté de la flexibilité dans l économie moderne Il est reconnu par tous aujourd hui que les acteurs économiques interagissent dans un environnement mondial, engagé dans une course aux progrès technologiques, placé sous le contrôle de la finance et le règne du court terme. La financiarisation se généralise dans l économie et, partant, dans l entreprise, dorénavant et généralement pensée en termes de coûts, de profits, de marges, de revenus pour les actionnaires. En matière RH, tout concourt à répondre à une demande sans limite de flexibilité. Qu il s agisse d une «flexibilité-réduction» dont les besoins peuvent être satisfaits au détriment des emplois non stratégiques (les stocks sont gérés en sifflet, les CDI qui partent en retraite d eux-mêmes ou poussés par l entreprise, non renouvelés) ou d une «flexibilitéréactivité» auxquelles répond l entreprise en intégrant des ressources pointues pour un temps bref. Ces ressources seront d autant plus à la pointe que le temps passé dans l entreprise est bref. Cette brièveté permet d éviter leur obsolescence parce que les contrats courts et précaires ne déclenchent pas de réels investissements en formation en entreprise. L objectif de l entreprise normale est de produire du profit La rentabilité à court terme est la seule qui vaille, les indicateurs financiers sont les seuls qui comptent, ils sont lus avec beaucoup plus d attention que 24

ceux qui mesurent la production, la R&D, la qualité, sans parler des indicateurs produits par les ressources humaines. Le pouvoir appartient aux actionnaires, leurs exigences en termes de rendements sur les capitaux investis pèsent plus que jamais dans une économie atone. Plusieurs signaux semblent aujourd hui montrer que cette situation pourrait évoluer. C est ce que préconisent le Rapport Notat - Senard 33 (voir encadré) et, dans sa foulée, le projet de loi PACTE (Plan d'action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) qui vise entre autres à associer davantage les salariés à la marche de l entreprise. C est aussi ce que défendent les acteurs qui appellent à revoir les fondamentaux, parmi lesquels il faut compter, de manière surprenante de sa part, l économiste Patrick Artus du moins si l on se réfère au titre de son dernier ouvrage 34, ou de manière moins surprenante l ONG Oxfam France qui, dans une étude publiée le 14 mai 2018, critique la répartition que les grandes entreprises font de leurs bénéfices. Cette étude montre que, sur 100 euros de bénéfice, le CAC 40 a alloué 5 % à la participation des salariés, 27,5 % aux investissements et 67,5 % aux actionnaires 35. Il convient de noter que ces mêmes entreprises commencent (plus doucement en France qu ailleurs) à suivre la mode du «rapport intégré» qui consiste «à faire émerger un nouveau standard international de reporting synthétique mêlant données financières et extra financières. [ ] Le reporting intégré a plusieurs objectifs : 1) Améliorer la qualité des informations transmises aux investisseurs et aux parties prenantes ; 2) Promouvoir l'intégration de critères extra financiers dans les reportings et proposer un référentiel pour les entreprises ; 3) Encourager la mise en 33 34 35 Rapport sur l entreprise en tant qu objet d intérêt collectif remis au gouvernement le 9 mars 2018 par Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et présidente de l agence de notation Vigeo-Eiris, et Jean-Dominique Senard, président du groupe Michelin. Et si les salariés se révoltaient?, Artus P., Virard M.-P., Ed. Fayard, 2018. «CAC 40, des profits sans partage. Comment les grandes entreprises françaises alimentent la spirale des inégalités», Oxfam France et Basic (Bureau d'analyse Sociétale pour une Information Citoyenne). Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 25

place d'une gestion intégrée dans les entreprises pour que leurs actions soient centrées sur la création de valeurs (autres que financières). 36» La raison d être de l entreprise selon le Rapport Notat-Senard Pour favoriser une gestion moins "court-termiste" et consacrer l idée selon laquelle l entreprise et ses dirigeants ne sont pas au service de leurs seuls actionnaires, le rapport propose une réécriture de l article 1833 du Code civil. Selon cet article, "Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l intérêt commun des associés". Pour les rapporteurs, c est un article rédigé à une époque où le capitalisme était principalement familial. Ils suggèrent de le compléter en ajoutant un nouvel alinéa précisant que "la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité". Le Code de commerce devrait évoluer de façon à confier aux conseils d administration et de surveillance la définition d une "raison d être" tenant compte de ces préoccupations. Pour prendre en compte le "temps long", la présence des salariés dans les conseils d administration devrait être renforcée. De plus, les critères sociaux et environnementaux devraient entrer dans le calcul de la part variable de la rémunération des dirigeants d entreprise. L objectif de l entreprise «normale» n est pas l emploi Nous le disions déjà il y a trois ans, la situation ne s est pas retournée. Ainsi, les «GAFA», fin 2016, réalisent un CA de 468 milliards de dollars (380 milliards d euros) mais n emploient que 544 000 salariés, dont près des deux tiers sont employés par la seule Amazon (qui compte 341 000 salariés fin 2016 alors qu ils étaient 160 000 en 2014). À titre de comparaison, EDF emploie plus de 155 000 collaborateurs pour un CA de 71 milliards d euros. Les cabinets de conseil deviennent eux aussi des exemples d entreprises pauvres en salariés, outre les associés fondateurs, y travaillent 36 https://www.novethic.fr/lexique/detail/reporting-integre.html 26

un grand nombre de freelances qui présentent l avantage de ne pas devoir être payés entre deux missions. Cette caractéristique d entreprise non employeur est si bien ancrée dans les mentalités que l on distingue entreprises normales et entreprises de l économie sociale et solidaire qui, elles, peuvent prendre le risque de développer l emploi, leurs actionnaires n attendant pas les mêmes rendements de leurs investissements. Et lorsqu il s est agi, dans le cadre de l expérimentation «Territoires Zéro Chômeur de longue durée» mise en place par ATD Quart-Monde, de créer les «entreprises à but d emploi (EBE)» cela n a soulevé aucune interrogation ni remarque. Comme si la rupture entre l entreprise et l emploi était officialisée. Le postulat accepté de la précarité dans le droit du travail Le cadre juridique dans lequel cette flexibilité s est peu à peu installée et généralisée a, lui aussi, connu des évolutions notables au cours des années ; législateur et partenaires sociaux l ont adapté bon gré mal gré aux transformations du fonctionnement des agents au travail, obligés de prendre en compte le contexte national mais aussi le contexte européen et son arsenal juridique et le contexte international puisque mondialisation il y a. En France, comme ailleurs sans doute mais avec virulence, les termes flexibilité et sécurité ont fait l objet d âpres négociations à renfort de comparaisons souvent difficiles à interpréter tant il faudrait prendre en compte un grand nombre de variables entre le coût d un travailleur en France et ailleurs ou entre les rigidités d un système et d un autre. Que nous enseignent et que nous réservent les réformes décidées par le Gouvernement? Tout se passe comme si le volet flexibilité devra se jouer à l intérieur de l entreprise dans une valse à trois temps résistance du CDI, assouplissement des contrats courts, nouvelles subordinations et accroissement de la précarité des actifs et le volet sécurité se jouera à l extérieur à travers les nouvelles règles de l assurance chômage et de l assurance formation. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 27

Jean-Christophe Debande, juriste en droit social, reprend ci-dessous les nouveaux contours du contrat de travail et de l affaiblissement des garanties qu il porte ou portait. Le droit du travail, un droit de l entreprise? La question peut sembler iconoclaste. Nombreux sont ceux qui perçoivent le droit du travail comme étant (encore) une sédimentation archaïque d avantages sociaux acquis au fil du temps. Mais le droit du travail est-il encore aujourd hui si irréversible que cela? N est-il pas en train de faire son aggiornamento? La loi «Travail» du 8 août 2016 et les ordonnances «Macron» du 22 septembre 2017 n ontelles pas contribué à faire évoluer le droit du travail vers plus de réversibilité comme signe d une meilleure capacité d adaptation à des enjeux contextuels? Car ces derniers n ont pas manqué de le rattraper et de le remettre en cause : chômage endémique, croissance longtemps en berne La question de l adaptation du droit du travail en masquait une autre : le droit du travail était-il devenu un obstacle à l emploi? C est une réponse plutôt positive à cette interrogation qui a conduit l exécutif à vouloir assouplir le droit du travail afin qu il soit de nature à mieux accompagner les évolutions et les transformations des entreprises. Traditionnellement, les entreprises n avaient que peu de marges de manœuvre pour s adapter : il fallait justifier d une cause économique ou, par extension, d un impératif de sauvegarde de la compétitivité. Or le monde n est pas binaire. Tout ne va pas forcément bien ou forcément mal. Il y a des anticipations, des adaptations, des transformations à pouvoir mener, dans un monde en perpétuelle accélération, sans que la situation ne soit déjà mauvaise mais avant qu elle ne se dégrade. Les accords de maintien dans l emploi, prévus par la loi Sapin de juin 2013, ouvraient une première brèche. Elle permettait de faire face à des difficultés conjoncturelles en imposant aux salariés une modification de leur rémunération et/ou de leur temps de travail pour passer un cap difficile. 28

Initialement limités à deux ans, ces accords restaient lourds à mettre en place : justification des difficultés économiques, même conjoncturelles, engagement en termes d emplois, nombreux points à négocier dans l accord Les nouveaux accords de performance collective (rebaptisés ainsi par la loi de ratification du 14/02/18 pour les rendre socialement plus acceptables alors qu ils s appelaient à l origine dans les ordonnances «accords pour répondre aux nécessités de fonctionnement de l entreprise») s affranchissent de beaucoup de ces contraintes : plus de justification économique à apporter ni d engagement en termes d emplois. Quant au contenu de l accord, la seule obligation légale est de présenter dans son préambule les objectifs poursuivis il eut été difficile de faire moins! Ces accords peuvent modifier les rémunérations (dans le respect des minima applicables), la durée du travail et son aménagement, la mobilité géographique et fonctionnelle. Autrement dit, tout un ensemble de points reconnus de longue date par la jurisprudence comme relevant du contrat de travail. Malgré cela, le refus par le salarié de se voir appliquer un tel accord est constitutif d une cause réelle et sérieuse de licenciement. Le principe de faveur, longtemps mis à mal, mais qui perdurait dans l articulation entre un accord collectif et un contrat de travail, est à nouveau malmené et la résistance du contrat de travail est battue en brèche. Le droit du licenciement s en trouve également fragilisé comme à chaque fois que le législateur préconstitue une cause de licenciement. Jamais l entreprise n aura disposé d une telle marge de manœuvre pour s adapter. La garantie mise en avant pour rassurer les salariés est que ce dispositif nécessite la conclusion d un accord collectif majoritaire. Mais ce qui inquiète les syndicats, c est le fait de pouvoir croiser ce nouveau type d accord avec les nouvelles possibilités de négociation dérogatoire qui sont extrêmement assouplies dans les PME/TPE en l absence de délégué syndical. En effet, dans un certain nombre de cas, il peut suffire d un «simple» référendum de l employeur. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 29

Au crédit de cette volonté de flexibiliser le droit du travail, vient s ajouter également le nouvel accord de ruptures conventionnelles collectives qui donne un «coup de vieux» aux plans de départs volontaires. Alors oui, assurément, le droit du travail devient un droit de l entreprise en lui permettant plus de souplesse pour s adapter. Mais dire cela, en partant d un constat simple, ne veut pas dire idéologiquement que ce serait un «cadeau fait aux patrons». Il s agit en fait d une nouvelle approche de ce que veut dire aujourd hui protéger le salarié. Si le principal risque est de perdre son emploi, alors le pari est fait qu en donnant aux entreprises les moyens de mieux s adapter, l emploi en sera gagnant et les salariés également. Quitte à considérer que cela vaut bien le renoncement individuel à quelques avantages contractuels. Mais il s agit bien d un pari! Jean-Christophe Debande, directeur de projets, Entreprise&Personnel Il est intéressant de regarder comment les organisations syndicales s emparent de ce sujet de la diversification des contrats dans le travail, que ce soit dans le cadre des négociations avec le gouvernement et le patronat, mais aussi sur le terrain. Voici ce que nous en rapporte Éric Ferrères, spécialiste des relations sociales. Les syndicats à l épreuve des évolutions du «salariat» A l heure actuelle, au regard des évolutions sensibles du salariat, on peut dire que les syndicats ne sont plus représentatifs que d une partie des salariés. Ils ont des difficultés à défendre les intérêts des actifs qui n ont pas de contrat de travail de type CDI ; les considérant même comme une menace, un moyen pour les entreprises d abaisser les garanties sociales des autres salariés. Les organisations syndicales n ont pas vu venir cette diversification des contrats, elles l ont subie, quelquefois combattue. Par des actes de résistance, elles ont souvent empêché, freiné, le recours à des CDD ou des 30

contrats de droit privé (par exemple dans la fonction publique) [ ] et sans le vouloir, elles ont aussi contribué à augmenter le recours à la soustraitance ou au travail indépendant. Il existe une prise de conscience des syndicats mais il y a toujours ceux qui ont du mal à voir le monde réel et restent sur des principes de défense du salarié en CDI qui travaille pour une seule entreprise ; et d autres, qui essaient de se préoccuper des «nouveaux» salariés tels ceux des plateformes. Mais il existe une difficulté indépendante des syndicats car ces travailleurs des plateformes sont dans une sorte de schizophrénie : ils aspirent (légitimement) à des garanties collectives face à une plateforme envers laquelle ils sont dans une subordination économique et en même temps ils se considèrent comme indépendants. Et cela, dans un contexte où le droit français est binaire : on est salarié ou non. Contrairement à la subordination juridique (le contrat de travail), la subordination économique est encore mal ou pas appréhendée par le droit. Sur un autre plan, la diversification des contrats «précaires» fait que se syndiquer est beaucoup moins évident que dans une relation salariale classique. Le mouvement de désyndicalisation est amplifié par la diversification des contrats et l éclatement du salariat. Notons aussi que la diversification des contrats, si elle n est pas expliquée, clarifiée, accompagnée, peut créer des tensions au sein du corps social, une forme de concurrence entre les salariés ; elle peut contribuer à renforcer un sentiment de manque de reconnaissance : "On fait le même travail et on n a pas les mêmes droits." Elle peut également générer de la méfiance, accentuer l individualisme, susciter de l inquiétude quant à l avenir ou la santé de l entreprise. La dimension collective nécessaire à l action syndicale s en trouve ainsi empêchée. Si la diversification des contrats était assumée par les directions d entreprises en démontrant la nécessité d avoir une "marge de manœuvre" au regard des évolutions du marché par exemple, cela pourrait être compris par les syndicats. La question serait alors celle de la protection Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 31

de ces salariés et des conditions de leur intégration au sein des collectifs de travail. Aujourd hui, les syndicats apparaissent comme bloquants, parce que pour eux la diversification des contrats est souvent synonyme de dumping social, le tout sans être associés à la politique de l emploi de l entreprise. Cela renforce leur posture et on peut les comprendre. Associer plus et mieux les syndicats aux réalités économiques des entreprises est la condition sine qua non pour améliorer la qualité du dialogue social. Éric Ferrères, directeur de projets, Entreprise&Personnel Le postulat accepté de l agilité dans les mentalités et les comportements Le dernier point qui mérite d être soulevé ici, est que cette flexibilité n est pas propre aux organisations ou aux systèmes, elle est parfaitement intégrée dans les mentalités. Comme si chacun avait fait sienne l injonction qui se cache sous l acronyme TINA There is no alternative au nom de laquelle les tenants de la rentabilité financière à court terme dirigent l économie depuis près de 50 ans 37. D un côté, l entreprise ne peut être considérée que comme la propriété de ses actionnaires devant concentrer tous ses objectifs à satisfaire leurs intérêts, de l autre, point de salut hors la flexibilité et l agilité pour celles et ceux qui veulent trouver ou conserver leur place dans ce système. Les jeunes l apprennent très vite, «je ne pensais pas signer un CDI avant d avoir 40 ans!», les seniors font avec, «à mon âge, je ne retrouverai pas d emploi salarié», les peu qualifiés s en plaignent mais ont peu de moyens pour changer la donne, «un CDD de 3 semaines, c est toujours bon à prendre». 37 La déclaration de Milton Friedman date de 1970 : «(L) unique responsabilité sociale de l entreprise est d accroître ses profits.» 32

«Le poste m intéresse, j ai beaucoup de respect pour la personne pour laquelle je travaille. C est pour cela que je reste et que j accepte ce contrat de portage qui ne me satisfait pas sur la forme mais qui est acceptable sur le fond. Il me stimule intellectuellement. Est-ce que mon engagement à l égard de l entreprise en est affecté? Je ne saurais dire compte tenu de mon peu d expérience. J ai envie d engranger le plus d expérience sur une mission qui m intéresse Je sais que ce n est pas sur du long terme. Dans un ou deux ans maximum, je voudrais avoir quelque chose de plus stable, pour ma vie personnelle aussi.» Charlotte «Avoir un contrat différent de celui de mes collègues n a pas d incidence sur mon travail. J ai l impression de faire partie d une équipe à part entière. Mais ce type de contrat (portage salarial) fait que je ne me sens pas de la maison. J estime faire mon travail correctement, je m implique par ambition personnelle, mais je conserve une distance par rapport à l entreprise. Cela peut avoir un avantage (je ne suis pas dans les guéguerres internes) et un inconvénient (je ne suis pas autant impliquée).» Les vrais et les faux indépendants, une question de choix Marie «Le salariat impose un statut, un format avec un certain nombre de normes (missions, CDD, CDI) ; il relève du contrat de travail et du Code du travail. Un travailleur indépendant n est pas dans une relation institutionnelle. Il va pouvoir choisir le statut d exercice de sa profession. Ainsi, il peut créer une société individuelle, une société de personnes, opter pour le statut d auto ou micro-entrepreneur et dans ces différentes sociétés, il va choisir un Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 33

statut qui le fait dépendre d un régime social ou d un autre, il peut ainsi bâtir sa relation au contrat comme il le souhaite. Ainsi, ceux qui veulent une protection aussi proche que possible du statut qu ils avaient en tant que salariés créent une SAS (société par actions simplifiée) ou une SASU (SAS unipersonnelle). La création du statut de micro-entrepreneur peut aider les personnes qui n ont pas le choix, les jeunes qui débutent ou encore les personnes en reconversion professionnelle.» Le DRH et les freelances Jeanne, juriste en droit social Pour certains, cette agilité ne pose pas question, elle est intrinsèque à leur mode de fonctionnement, comme en témoigne ce DRH d une filiale d un grand groupe en charge de développer la culture digitale. Cette grosse start up comprend plus de 100 salariés, dont un tiers en CDI, un tiers de collaborateurs détachés du groupe et un dernier tiers d indépendants (en freelance ou salariés d autres structures comme des sociétés de portage). «La diversification des contrats n est pas un phénomène si nouveau, ce qui l est c est la prise de conscience de son existence et l aspiration des gens pour ce fonctionnement. Dans notre entreprise, il y a des actifs dont l aspiration n est pas d aller vers le CDI. Ce qui compte pour eux, c est le projet, et l acquisition de compétences. À leurs yeux, avoir un statut indépendant leur ouvre une liberté de choix, ils peuvent travailler par ailleurs, créer leur entreprise... Ils optent aussi pour une rémunération immédiate plus importante avec une protection sociale moindre. Les projets digitaux fonctionnent avec des petites équipes qui travaillent ensemble physiquement "on développe autour de la pizza" sans hiérarchie. Le développement du professionnalisme se fait en communauté. En tant que RH, nous aurions besoin d animer ces communautés de 34

manière transverse sans tenir compte des contrats et statuts. La loi nous l interdit. Les notions de contrats et de statuts sont assez floues chez ces jeunes actifs, ils fonctionnent dans une très grande liberté, ils ne comprennent pas les règles et leur sens. Par exemple, un jour un salarié m invite à son pot de départ. Il ne lui serait pas venu à l esprit de m envoyer sa démission par lettre recommandée. Les freelances sont pires, ils peuvent décider du jour au lendemain de ne plus venir! [ ] Si cela ne tenait qu à nous, nous privilégierions au maximum les CDI. Notre objectif est que les actifs apportent leurs compétences et contribuent le plus longtemps possible au développement de l entreprise. En retour, nous sommes prêts à leur donner toutes les opportunités. Ce n est pas ce qui se passe, ceux qui veulent garder leur indépendance nous choisissent comme le feraient des investisseurs qui misent sur la plus-value au moment de la vente. Ils s investissent dans l entreprise, ils s attendent à développer leurs compétences, à être bien payés, mais surtout à réaliser un saut quand ils quitteront l entreprise. Je ne pense que nous nous dirigions vers la fin du salariat, j ai du mal à imaginer un modèle tout "uber" ou chacun serait indépendant, mais je pense que l entreprise devient un écosystème dont le centre de gravité se déplace, les clivages entre contrats ont tendance à s effacer, une vision partagée se développe qui fait que l entreprise va au-delà de ses salariés.» Philippe, DRH de start-up, filiale d un grand groupe industriel Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 35

2. L évolution des pratiques d externalisation de la main-d œuvre Quelles formes concrètes cette diversification des contrats prend-elle dans les entreprises? En quoi les pratiques de ces dernières évoluent-elles pour construire ce nouvel écosystème? Nous nous intéresserons à deux de ces pratiques d externalisation qui nous semblent significatives notamment parce que tout les oppose et qu elles concernent potentiellement toutes les entreprises : la sous-traitance, bien connue et bien implantée et l autoentrepreneuriat, qui combine nouveauté, souplesse et précarité. Nous verrons, ensuite et conséquemment, comment monte en puissance le rôle des tiers dans la relation à l emploi. La sous-traitance partenariale Une majorité d entreprises recourt à la sous-traitance. Selon l Insee 38, 61 % d entre elles, des secteurs marchands, hors agriculture et finance, y ont eu recours en 2014, pour un montant de 314 milliards d euros. Toutes les tailles d entreprise et tous les secteurs d activité sont concernés les services et l industrie étant les premiers donneurs d ordres en montant, les transports et la construction ceux qui sous-traitent le plus proportionnellement à leur production. La relation entre donneurs d ordres et sous-traitants est une relation complexe qui évolue au fil du temps. L exemple le plus emblématique est celui de la sous-traitance automobile qui, dans le temps, a vu le pouvoir, au début apanage exclusif des constructeurs, se transférer aux sous-traitants, au point qu aujourd hui leur contribution à l innovation de la filière est aussi, voire plus importante que celle des donneurs d ordres. Il existe des sous-traitances malheureuses porteuses de risque pour l entreprise perte de savoir-faire par exemple ou pour le sous-traitant 38 Insee Focus n 67, 18 novembre 2016. 36

relation déséquilibrée au point de l obliger à accepter des conditions mettant en péril sa survie. C est pour lutter contre ces cas de soustraitances toxiques et encourager les bonnes pratiques que des acteurs se mobilisent dès le début des années 2000. Ainsi, l UIMM, en 2012, se dote d un «pacte social pour une industrie compétitive» qui, selon Denis Boissard, alors directeur de projets de l organisation, «comprend deux propositions visant à améliorer les relations entre clients et fournisseurs, de façon à les rendre plus collaboratives et partenariales. Première proposition : afin d'inciter les grandes entreprises à former des jeunes alternants au profit d'entreprises plus petites et moins outillées pour les accueillir, l'entreprise qui les a recrutés aurait la possibilité de mettre les jeunes alternants à disposition d'une ou plusieurs entreprises au cours de leur formation. Deuxième proposition : une réunion d'information et d'échange devrait être organisée chaque année par le donneur d'ordres avec ses sous-traitants, et ceci à tous les niveaux de la chaîne de soustraitance, pour les informer et échanger sur sa stratégie industrielle, sur son plan de charges, sur les attentes et exigences des clients finaux, sur les évolutions technologiques du secteur et sur les conséquences de ces quatre enjeux sur l'emploi et les compétences. 39» Sous-traitant - salariés, deux poids, deux mesures En 2001, plus de 50 % des personnes présentes physiquement dans cette grande entreprise industrielle travaillent pour des sous-traitants, au sein des mêmes équipes, une situation difficile à gérer et difficile à vivre nous explique ce DRH d une entreprise industrielle. «Nous avons réalisé que cela créait une confusion importante et, depuis quelques années, nous remettons les choses d équerre. Les sous-traitants travaillent sur des plateaux à part, avec leurs donneurs d ordres ; de plus en plus de projets sont confiés à des fournisseurs "clés en mains". Quand la 39 Triomphe C.-E., «Les industriels en faveur d'une sous-traitance plus coopérative», Metis, 21 mars 2012. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 37

charge augmente et que l entreprise ne peut recruter, elle fait appel à la main-d œuvre des sous-traitants ce qui pose problème dans la gestion de l emploi. Quand les budgets s ouvrent à nouveau, nous recrutons dans ces viviers et, par là même, épuisons les forces vives des sous-traitants. Gérer les ressources humaines quand il y a beaucoup de sous-traitants, c est toujours compliqué. Même si on essaie de les isoler, ils se sentent partie prenante d un projet commun alors qu ils ne le sont pas en fait car ils n ont pas le même contrat de travail. C est compliqué pour les managers de gérer des ressources qui ne leur appartiennent pas en propre. Par exemple, en 2008, ces personnes ont été les premières à être licenciées : liées par un contrat commercial qui a pu être arrêté du jour au lendemain, elles se sont perçues comme des variables d ajustement.» Louis, DRH d un grand groupe industriel Mieux vaut une bonne externalisation qu une mauvaise subordination Ce constructeur automobile a décidé, dans le cadre de l optimisation de ses coûts de production d externaliser dans ses usines de province les tâches de maintenance des sites de fournitures d énergie et d eau ainsi que les mobilités (dont celles sur rail) internes aux usines. L ensemble des personnels concernés par cette externalisation se chiffrait à +/- 1 200 salariés ce qui, au regard de cette volumétrie, constitue un événement significatif dans la vie sociale de l entreprise. Les personnels concernés par cette externalisation étaient pour la plupart d une ancienneté significative et nombre d entre eux avaient été sortis de la production à la suite d inaptitudes diverses. C était donc un personnel socialement fragile avec une forte représentation syndicale. 38

C est le groupe Veolia qui fut retenu pour créer, à parité avec le constructeur mais en y assurant le management, une structure nouvelle (sous forme de société anonyme) pour assurer les tâches externalisées. Pour réussir cette externalisation deux dispositions majeures avaient été jugées indispensables : - assurer, en amont, la sécurisation juridique et sociale de l opération en en présentant très vite les objectifs, les modalités et les conditions de mise en œuvre aux personnes concernées et à leurs représentants. Et en instituant un dialogue social spécifique sur l opération ; - entreprendre un «grand chantier» de professionnalisation des personnels concernés pour leur démontrer ainsi la volonté de leur nouvel employeur à investir sur sa main-d œuvre, leur affirmer que dorénavant leurs activités n étaient plus périphériques, dévaluées par rapport à d autres, mais qu elles étaient «le cœur de métier» de leur nouvelle entreprise. Et permettant ainsi de rationaliser les processus de travail. En accompagnement de cet investissement, et pour affirmer concrètement et positivement leur nouvelle identité, les salariés se virent dotés de cirés et de polaires au nom de leur employeur et leurs locaux et véhicules marqués de son logo. Cette démarche, pilotée par un chef de projet d expérience et motivé, obtint des résultats spectaculaires au point que la convention de départ, qui reposait sur des estimations de coûts pourtant bien étudiés, mérita d être reconsidérée compte tenu de l ampleur des marges d exploitation constatées. Comme quoi les «externalisations heureuses» existent... sous condition d y investir l ingénierie sociale, juridique et professionnelle nécessaire. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 39

Mythes et limites de «l auto-entrepreneuriat» Le régime d auto-entrepreneur, devenu micro-entrepreneur en 2015, existe depuis le 1 er janvier 2009 40. Il a pour objet essentiel une simplification de l accès à la création d entreprise, grâce à des formalités allégées et un mode simplifié de calcul et de paiement des cotisations sociales et d impôt sur le revenu. Il a connu un grand succès dès ses premiers mois d existence (328 000 auto-entrepreneurs déclarés en 2009 soit 55 % des créations d entreprises) et reste le statut choisi par quatre créateurs d entreprise sur dix en 2017 41. Evolution du nombre de créations d entreprises 42 40 41 42 Créé par la loi de modernisation de l économie du 4 août 2008. «Les créations d entreprises en 2017», Insee Première, N 1685, janvier 2018. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3314444 40

Fin 2016, le nombre de micro-entrepreneurs inscrits s établit à 1 072 000, en hausse de 7 % par rapport à l année précédente. Ceux qui ont une activité (62 % des inscrits) déclarent un chiffre d affaires trimestriel global de 3 518 euros au quatrième trimestre 2016 (en hausse de 2,7 % sur un an) 43, soit près de huit fois moins que les non-salariés classiques. Le faible revenu des micro-entrepreneurs est lié à la nature de ce régime qui impose des plafonds sur les chiffres d affaires pour en bénéficier. Ceux-ci ont doublé depuis le 1 er janvier 2018, passant à 170 000 euros pour les entreprises d'achat et vente de biens et marchandises et 70 000 euros pour les autres entreprises, prestations de service pour l essentiel. Cette jeune femme a travaillé un an en tant qu auto-entrepreneur. «En tant qu étudiante chercheure, j étais en mission dans une grande entreprise industrielle pour le compte d une grande école d ingénieurs. J ai dû effectuer toutes les démarches administratives sans aucun soutien, ni du labo ni de l entreprise. Ensuite, l expérience a été pénible à vivre, une administration compliquée, avec des retards de paiement, et somme toute une preuve de la précarisation des étudiants-chercheurs. Précarisation financière et sociale : "Tu ne fais pas partie de l entreprise quand tu es en auto-entrepreneur".» Alice Le statut du micro-entrepreneur représente une opportunité pour une minorité qui y trouve un moyen de compléter un revenu ou de tester une nouvelle vie professionnelle (fin 2015, 30 % des micro-entrepreneurs sont salariés par ailleurs) mais pour la majorité, il n est qu un pis-aller qui, selon la sociologue Sarah Abdelnour, entraîne une gestion individuelle du sousemploi avec ce que cela comporte d effets pervers et d enfermement dans un état d indépendance factice et qui, selon l économiste Cécile Jolly, crée 43 «Les micro-entrepreneurs fin 2016», Acoss Stat n 252, juillet 2017. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 41

une nouvelle catégorie d indépendants et les installe dans la fragilité. (Voir encadrés.) L auto-entrepreneuriat : une gestion individuelle du sous-emploi Si le régime de l auto-entrepreneur, régime simplifié de création d entreprises entré en vigueur en 2009, est présenté comme instrument de cumul des revenus au service du pouvoir d achat des Français, son succès semble largement alimenté par le chômage. La mobilisation d une enquête statistique et d entretiens réalisés avec une trentaine d autoentrepreneurs montre que le dispositif, aux frontières du salariat et de l indépendance, fonctionne comme instrument de gestion du sous-emploi. Un tiers des auto-entrepreneurs étant des chômeurs, le dispositif peut d abord être envisagé comme instrument de sortie du chômage, diffusé toutefois largement hors des institutions chargées du retour à l emploi. L auto-emploi peut ensuite être appréhendé comme outil d aménagement de situations précaires pour des salariés peu qualifiés ou en insertion professionnelle. Enfin, l auto-entrepreneuriat sert parfois à contourner le chômage ainsi que son encadrement, jugé inefficace et stigmatisant. L autoentrepreneuriat constitue alors une assurance privée contre le risque de chômage, brouillant autant les frontières entre salariat et indépendance qu entre chômage et travail et déstabilisant les fondements de la société salariale. Le travail indépendant, une sous-traitance individuelle Sarah Abdelnour 44 Autre nouveauté, depuis le milieu des années 2000, le travail indépendant est devenu une forme de flexibilité de la main-d œuvre et de sous-traitance 44 Introduction du dossier «Indépendance et salariat», paru dans La nouvelle revue du travail [En ligne], 5 2014, mis en ligne le 08 novembre 2014, consulté le 09 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/nrt/1879 ; DOI : 10.4000/nrt.1879 42

individuelle. Les nouveaux indépendants sont en effet souvent des prestataires individuels qui vendent leur force de travail plus qu ils ne gèrent des entreprises. [ ] Ce sont des professions qui demandent peu de capital au départ mais qui, en retour, n accumulent pas de patrimoine à valoriser au moment de la retraite ou pour assurer une transition professionnelle ou une cessation d activité à un moment donné (maladie, accident, maternité). Ces nouveaux indépendants sont plus souvent que les indépendants traditionnels dans des situations fragiles : ils peuvent dépendre de très peu de donneurs d ordre, avoir des contraintes de temps et d organisation à la limite de la subordination du salariat sans en avoir les protections. L intermittence de leurs revenus est importante sans qu ils aient le volume d affaires nécessaire pour lisser leurs recettes dans le temps. C est en particulier le cas des micro-entrepreneurs. Les raisons du renouveau des indépendants sont de plusieurs ordres : Le chômage, dont le niveau est durablement élevé en France, reste le premier déterminant de l entrée en non-salariat. Des dispositifs publics d accompagnement des chômeurs ont encouragé la création d entreprises des demandeurs d emploi. Le changement technologique a favorisé la fragmentation du processus productif et l externalisation de certaines tâches autrefois réalisées en interne. Le développement de plateformes d emploi qui mettent en relation directement prestataires et clients est susceptible d accélérer cette fragmentation du travail, même si le nombre de travailleurs des plateformes reste aujourd hui marginal dans l emploi. La législation du travail qui avec le statut d auto-entrepreneur a favorisé le recours à ce statut dans l enseignement ou dans les services et soins personnels. Mais ils sont absents dans les activités juridiques ou la santé majoritairement composés de professions réglementées (médecin, huissier, avocat, etc.) Le vieillissement de la population active et l allongement de la durée d activité favorise aussi l activité indépendante à la fois pour des fins de Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 43

carrière plus flexibles et parce que le travail indépendant nécessite une certaine expérience à valoriser auprès des clients. Enfin, la demande d autonomie des actifs se renforce et peut passer par l indépendance statutaire. [ ] Cécile Jolly, France Stratégie La montée en puissance des tiers dans la relation de travail Il y a quelques années, pour évoquer ce sujet, il aurait suffi sans doute de se limiter aux intermédiaires sur le marché du travail dont la mission était de mettre en relation l offre et la demande qui, selon Yannick Fondeur et Carole Tuchszirer 45, pouvaient se classer en trois modèles : le «modèle information», les intermédiaires exercent dans la neutralité en tant que fournisseurs d informations données par les offreurs et les demandeurs, le «modèle sélection», les intermédiaires interviennent sur le marché en orientant offres et demandes pour répondre à des objectifs de productivité ou de discrimination positive par exemple, et enfin le «modèle structuration», les intermédiaires jouent un rôle sur la mise en forme ou sur la nature de l offre et de la demande (conseil dans l expression du besoin, d un côté, bilan de compétences ou formation, de l autre). Ces intermédiaires étudiés en 2005 étaient les institutionnels (Pôle Emploi, ANPE à l époque, et Apec), les cabinets de recrutement, les entreprises d intérim, les agences de communication en ressources humaines (à qui les entreprises confiaient de rédiger et publier leur offres d emploi dans la presse) et les sites d offres d emploi. Aujourd hui, ce qu on appelle l intermédiation entre entreprise et travailleur est davantage protéiforme. Jean-Yves Kerbourc h et Emmanuelle 45 «Internet et les marchés du travail», Ires, juin 2005. 44

Prouet, ont consacré une Note d analyse 46 à ces «relations d emploi dites triangulaires où des tiers s immiscent dans la relation entre le travailleur et son donneur d ordres» et dressent une typologie de ces tiers «selon leur statut juridique et leurs objectifs». Les auteurs en distinguent trois grandes catégories : Le tiers employeur qui peut être société d intérim, groupement d employeurs, association d intermédiaires de services à la personne. Son objet est de mettre son salarié à la disposition d un utilisateur. Le tiers porteur, société de portage salarial, coopérative d activité et d emploi (CAE), contrat d appui au projet d entreprise (CAPE). Il permet à un travailleur autonome d accéder à certains droits du salariat. Le tiers intermédiaire, société de placements de travailleurs, plateforme, agent artistique ou sportif. Il met en relation directe le travailleur et le donneur d ordres. À noter que de la liste dressée en 2005, ne subsistent que les entreprises d intérim et encore ont-elles profondément évolué, jusqu à changer d appellation puisqu elles se nomment désormais agences d emploi, les autres ont quasiment disparu, comme les agences de communication RH, ou se sont transformés, comme les sites d offres d emploi ancêtres des plateformes. Les intermédiaires institutionnels et les cabinets de recrutement existent encore mais leur rôle s est déplacé vers «la chasse» aux profils très spécifiques ou cadres dirigeants. Parmi les tiers qui entrent dans l entreprise, trois méritent un coup de projecteur aujourd hui, il s agit des agences d emploi pour la volumétrie des salariés concernés et pour leur capacité de rénovation de la sécurisation des parcours professionnels ; des sociétés de portage, qui ont su professionnaliser un accommodement pensé à l origine par le milieu 46 «Les tiers dans la relation de travail : entre fragmentation et sécurisation de l emploi», Kerbourc h J.-Y., Prouet E., Note d analyse n 65, France Stratégie, mars 2018. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 45

associatif en lieu et place des salariats que les cadres seniors ne pouvaient plus obtenir dans les années 80 et l ont transformé en une solution gagnantgagnant ; des plateformes pour leur modernité, leur croissance et les innovations qu elles portent et qu elles diffusent auprès de leur écosystème. Les agences d emploi, acteurs de la sécurisation des parcours Instauré par la loi en 1972 47, l intérim est la forme la plus ancienne et la plus connue de mise à disposition de salariés auprès d un utilisateur. Il concerne 3 % de l ensemble des salariés, soit plus de 700 000 en équivalent temps plein. La branche professionnelle, Prism emploi, et ses bras armés que sont l Observatoire de l intérim et du recrutement et le Fonds d assurance formation du travail temporaire (FAF-TT) sont depuis longtemps «au cœur de l action pour l emploi». Alors que la discontinuité et la brièveté de leurs contrats devraient empêcher les salariés intérimaires de profiter des filets de sécurité, depuis les années 1980, la négociation de branche leur donne la possibilité de cumuler des périodes d ancienneté acquises au fil de leurs missions et de bénéficier de droits de tirage en matière de prévoyance, d accès au logement ou de formation. Ainsi, les entreprises du secteur investissent en moyenne 280 millions d euros par an dans la formation ; par exemple, en 2013, cela a concerné 210 000 salariés intérimaires 48. Deux autres outils visent la sécurisation des parcours et le renforcement de l employabilité des salariés, il s agit du CDI intérimaire (CDII) et du Fonds de sécurisation des parcours des intérimaires (FSPI), institués par l accord de branche du 10 juillet 2013. Le CDII est créé à titre expérimental jusqu au 31 décembre 2018, il doit permettre l embauche de 20 000 47 48 Loi n 72-1 du 3 janvier 1972. Source Prism Emploi - Professionnels du recrutement et de l intérim - l organisation professionnelle, qui regroupe plus de 600 entreprises de toutes tailles, présentes sur l ensemble du territoire à travers 6 000 agences d emploi. 46

intérimaires en CDI 49, il peut prévoir des périodes sans exécution de mission, dites «intermissions» rémunérées par un compte spécial du FSPI auquel est affecté l équivalent de l indemnité de fin de mission de 10 % qui s applique aux contrats temporaires. Avec le CDII, les agences d emploi remplissent un rôle proche de celui de l entreprise. Même si ce contrat ne concerne encore qu un faible nombre d intérimaires, il fait partie d un ensemble d innovations visant la sécurisation des parcours, porté par une branche professionnelle capable d y consacrer des moyens très importants. Le portage salarial, ouvrir les droits du salariat à des travailleurs autonomes Le Code du travail définit le portage salarial comme étant un ensemble de relations contractuelles entre une entreprise de portage, une personne portée et une ou plusieurs entreprises clientes. Un contrat de travail lie la personne et l entreprise de portage. Un contrat commercial lie l entreprise cliente et l entreprise de portage. Celle-ci se rémunère en prélevant entre 8 et 12 % du chiffre qu elle facture à l entreprise cliente ; le solde sera transformé en salaire pour le «porté». Déductions faites de la commission de la société de portage, des charges patronales et salariales, le salaire net représente entre 40 et 45 % du montant facturé. L origine du portage salarial en France remonte au milieu des années 80. Constatant la difficulté des cadres au chômage à retrouver un emploi stable, des associations ont imaginé un système qui permettait à leurs adhérents de réaliser des missions de prestations de services sans avoir à s immatriculer en tant qu indépendants, tout en bénéficiant du statut de salarié. Marginal et principalement associatif les premières années, le portage salarial s est rapidement développé et professionnalisé 50. Ainsi, il a été introduit dans le Code du travail en 2008 51, ses conditions d exercice 49 50 51 Objectif atteint puisque la Dares en dénombre 22 210 à la fin du quatrième trimestre 2017. Source : Observatoire paritaire du portage salarial. Loi n 2008-596 du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 47

ont été révisées en 2015 52. Depuis le 22 mars 2017, le portage s est doté d une branche professionnelle à part entière et d une convention collective qui encadre les relations entre le salarié porté et la société de portage salarial en ce qui concerne les conditions d embauche, les obligations des parties, le droit à la formation ainsi que la rémunération. Malgré ces contours juridiques, il reste difficile de dénombrer le nombre de salariés portés. En recoupant les données en circulation, les auteurs de la Note d analyse de France Stratégie citée précédemment estiment qu il y aurait en France près de 50 000 salariés portés par 120 entreprises de portage salarial, réalisant un chiffre d affaires en croissance de 10 % par an depuis une dizaine d années, estimé à 500 millions d euros environ en 2013. Nul doute que cette formule va continuer à se développer (y compris auprès des juniors qui ne correspondent pas au profil des salariés en portage tel qu il avait été pensé initialement) : les prévisions mises en avant par les professionnels tablent sur 600 000 emplois d ici 2025 53. La concurrence entre sociétés de portage pour l instant encore en filigrane risque de s exacerber au nom d arguments qui vont faire se ressembler de plus en plus les attributs des salariés portés à ceux des salariés «tout court». Ainsi, pourront être mis en avant le coût et les garanties d une complémentaire santé collective, l accès aux œuvres sociales d un comité d entreprise ou même la possibilité de louer ou acheter une voiture de fonction. Le terrain est tout neuf, les innovations obligatoires Pour accroître leurs capacités d innovation et pour les mettre en valeur tout en montrant leurs spécificités, les (plus grosses et plus dynamiques des) sociétés de portage créent autour d elles des environnements qui peuvent comprendre des centres de recherche sur les nouvelles formes du 52 53 Ordonnance n 2015-380 du 2 avril 2015. http://www.syndicatportagesalarial.fr/ 48

travail par exemple 54 mais aussi des plateformes de mise en relation entreprises et travailleurs (au-delà de leur portefeuille d entreprises et de salariés). Elles se donnent ainsi les moyens de se faire connaître de clients potentiels mais aussi des pouvoirs publics en tant que laboratoires où se dessine et se teste l avenir du travail, à l image des agences d emploi. Le cas de SMart, l autonomie solidaire Créée en 1998 en Belgique, la «Société Mutuelle pour Artistes» (en abrégé SMart) avec pour objet de sécuriser les carrières des artistes au plan juridique et social a, au fil des années, étoffé son offre de services (gestion des contrats, gestion des activités, formation, etc.), fait évoluer son périmètre (elle est présente en France depuis 2009) et sa cible puisqu elle accueille aujourd hui des journalistes, formateurs, artisans, webmasters, coursiers, consultants, etc. SMart n est pas une société de portage salarial c est «une société de partage et non de portage» elle porte et revendique haut et fort un nouveau modèle de travail et de société basé sur la collectivité, avec la mutualisation des outils et des risques, la mise en place d une gouvernance démocratique et le réinvestissement des résultats dans le projet commun. Aujourd hui, elle compte près de 100 000 membres, dans 9 pays d Europe. En France, elle dispose de 14 bureaux. «Il semble bien que l ingéniosité du dispositif repose moins sur l invention en soi d une nouvelle modalité de régulation macrosociale que sur sa capacité à ré-interpeller, à ressaisir les modes de régulation traditionnels ancrés sur le contrat de travail. [ ] On ne tenterait plus de sécuriser un travailleur en lui assurant un emploi mais davantage un parcours d activité en lui offrant une continuité temporelle des droits, là où l aléa de l expérience et la discontinuité apparaissent largement de mise 55.» 54 55 C est le cas de la Fondation Travailler autrement, créée par la société de portage ITG, dont le président, Patrick Lévy-Waitz, a été nommé par le ministère de la Cohésion des territoires pour diriger une mission sur le coworking. Pichault F. et alii (2012), «Nouveaux modes de prise en charge des carrières "déliées" : une innovation institutionnelle?», Université de Liège. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 49

Les plateformes, nouveaux collectifs, nouvelles régulations «Les plateformes dites "d emploi" sont celles qui permettent plus particulièrement la vente, la fourniture ou l échange de biens et de services et auxquelles contribuent des "travailleurs collaboratifs", qu il s agisse de plateformes de partage, d opérateurs de services organisés, de plateformes de petits boulots (jobbing), de coopératives électroniques, de places de marché, de plateformes de freelances ou de plateformes de microtravail 56.» L exemple américain. Selon une étude du Pew Research Center 57, un Américain sur quatre gagne de l argent via une plateforme de jobbing. Certains y trouvent un complément de revenu 58, d autres entendent en vivre, travaillant parfois jusqu à 60 heures par semaine, dans des emplois de services (restauration, transport) ou de services aux particuliers (ménage, bricolage) qui souvent n excèdent pas une journée. Pour les entreprises, ces recrutements en ligne sont un moyen d échapper au paiement des heures supplémentaires ou de la mutuelle ; c est aussi un moyen de faire pression sur les salariés en place qui hésiteront à se plaindre de mauvaises conditions de travail ou à faire valoir leurs droits, concurrencés qu ils sont par des travailleurs qui n ont pas le droit de se syndiquer. Les chercheurs estiment que le développement de ces travailleurs de la «gig economy» va contribuer à dégrader les conditions de travail de l ensemble des salariés. Un travailleur de ces plateformes, cité dans un article du Washington Post 59, se déclare très heureux de son choix, sachant qu à 25 ans il peut encore bénéficier de la protection médicale de ses parents. Il affirme être souvent mieux traité que les salariés en place parce que l entreprise sait qu il la «notera» et que sa rémunération est en général supérieure à celle des 56 57 58 59 Amar N., Viossat L.-C., «Les plateformes collaboratives, l emploi et la protection sociale», Rapport de l IGAS, mai 2016. http://www.pewresearch.org 85 % d entre eux perçoivent moins de 500 dollars par mois. Now Hiring, for a one-day job: the gig economy hits retail, Washington Post, May 4, 2018. 50

salariés qui font le même travail et qui, par sa présence, ne pourront même pas prétendre à faire des heures supplémentaires. Les écarts entre emplois qualifiés et non qualifiés existent aussi sur les plateformes. À côté des plateformes dites de petits boulots - et sans préjuger des conséquences qu elles pourraient avoir sur les conditions de travail en général à l instar de ce qui se passe aux USA - il existe des plateformes de freelances dont le rôle est d apparier une offre et une demande de prestations de services à haute valeur ajoutée. Au fil du temps, ces plateformes ont fait évoluer leur offre depuis la simple mise en relation entre actifs et entreprises jusqu à la création et l animation de collectifs ou encore la promotion et la défense de nouveaux modes de travail 60. Dans ces cas, les plateformes fonctionnent comme un réseau social de professionnels, où chaque freelance crée un profil référencé sur le moteur de recherche du site et peut être contacté par un client pour la réalisation d un projet spécifique. Les plateformes peuvent parfois offrir une prestation qui va au-delà de la simple mise en relation et, par exemple, animer des communautés d échange, de partage, de formation ; accompagner les entreprises clientes ; produire des études et enquêtes destinés à alimenter le débat public et promouvoir le travail en freelance. Seules ou regroupées dans des collectifs, ces plateformes, en tant qu espaces de construction, de réflexion, de revendications et d expérimentation, ont un rôle important à jouer auprès de la société civile comme des pouvoirs publics ou des partenaires sociaux pour encourager, simplifier ces nouvelles manières de travailler et pour protéger ces nouveaux travailleurs. Leur impact ne pourra que se renforcer en raison d une demande des entreprises pour les freelances en très forte croissance et parce qu elles répondent aux attentes que de plus en plus d actifs ont à l égard de leur travail. Voir ci-dessous un résumé des enseignements de l étude menée par Malt et Ouishare sur les freelances ainsi que la 60 C est le cas par exemple de Malt (ex Hopwork), lancée en 2013, qui regroupe des freelances spécialisés dans le conseil et les métiers de l informatique et du design. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 51

présentation du réseau Sharers & Workers qui cherche à dessiner de nouveaux modèles sociaux. Ces réseaux et autres collectifs qui cherchent à dessiner le meilleur modèle social possible ont toute leur raison d être alors que la plateformisation du travail, notamment pour les moins qualifiés, risque, selon Martin Richer 61, de créer un taylorisme 2.0 avec le retour au contrat de louage voire à l absence totale de contrat qui, selon l Organisation internationale du travail (OIT), est «aujourd hui le lot de 60 % de la population active mondiale (90 % en Inde).» Vous avez dit freelance? Les freelances font partie des 2,8 millions de travailleurs indépendants, soit 10 % des actifs français, desquels il faut exclure les employeurs et les professions libérales et auxquels il faut ajouter des salariés, des retraités ou des demandeurs d emploi qui cumulent à côté de leur activité salariée, de leur retraite ou de leur recherche d emploi une activité de freelance pour compléter leurs revenus ou se tester avant de lancer leur propre activité. Selon une étude 62 réalisée par Ouishare 63 et Malt 64, ils seraient 830 000 indépendants qui vendent leur force de travail aux entreprises, via des plateformes ou directement. Ce sont majoritairement des travailleurs hautement qualifiés consultants, designers ou développeurs informatiques qui choisissent de se mettre à leur compte, sans employer d autres personnes. En termes de statuts, plusieurs choix s offrent à eux : l auto-entrepreneuriat choisi en phase de démarrage d activité ou par les slasheurs ; la création d entreprise entreprise individuelle (EI), entreprise individuelle à responsabilité limitée (EIRL) ou entreprise unipersonnelle à 61 62 63 64 Richer M., (2018), «Comment travaillerons-nous demain? Cinq tendances lourdes d évolution du travail», Futuribles, n 442. «Le freelancing en France 2018. Freelances et fiers de l être, portrait d une nouvelle catégorie de travailleurs», https://news.malt.com/wp-content/uploads/2018/03/etude_malt_2018.pdf Association loi 1901, créée à Paris en 2012, collectif de freelances, accélérateur d idées et de projets dédiés à l émergence de la société collaborative. Plateforme de communautés de freelances. 52

responsabilité limitée (EURL) ; ou bien pour assimiler leur statut à celui des salariés, la création d une société par actions simplifiée (SAS) ou société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) ; enfin, pour bénéficier du statut salarié à part entière, le portage salarial ou la coopérative d activité et d emploi. Il ne s agit plus d un groupe marginal d actifs précaires, mais d un mouvement d actifs poussés par un désir d autonomie. Selon l enquête, 88 % des répondants sont devenus freelances par choix ; leurs motivations étant : la possibilité d organiser son emploi du temps selon ses envies (83 % d entre eux), la possibilité de choisir ses clients et les projets sur lesquels travailler (57 %), le fait de pouvoir choisir son lieu de travail (52 %). Sans surprise, les freelances sont 65 % à se déclarer «fiers d être freelances». 73 % des répondants déclarent ne pas souhaiter revenir au salariat. Extrait de l étude «Freelances et fiers de l être, portrait d une nouvelle catégorie de travailleurs» Sharers & Workers dessine le modèle social dont l économie collaborative est porteuse Le réseau Sharers & Workers 65 est né de la volonté de faire se rencontrer les acteurs venant de trois horizons : la recherche et la recherche-action au service des syndicats et du dialogue social ; l économie collaborative et le numérique. Il a pour objet les transformations du travail et des activités liées à l économie collaborative. Son ambition est de contribuer à explorer, par la confrontation d idées, les modèles entrepreneuriaux dont l économie collaborative liée au numérique est porteuse, ainsi que les transformations du travail qui en découlent. Sharers & Workers poursuit plusieurs axes pour nourrir cet objectif : Éclairer les acteurs dans leur capacité à agir dans la transition impliquée par de nouvelles formes de travail et d activité. 65 www.sharersandworkers.net Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 53

Organiser des modalités concrètes de travail en commun, animer le réseau et approfondir la production de connaissances partagées : identifier les tensions/enjeux/problématiques liés à ces transformations, catégoriser les modèles et les tester/confronter auprès des acteurs. Animer le changement et élaborer des propositions concrètes d accompagnement de ces transformations. Favoriser une dynamique de recherche et de recherche action en lien avec ces transformations. L entreprise, nœud de contrats Jusqu où ce mouvement peut-il aller? Les plateformes pourraient-elles demain assurer, de manière externalisée, la direction des ressources humaines des entreprises? À terme, les entreprises pourraient-elles ne plus recruter que des personnels en freelance gérés par des plateformes qu elles n auraient même plus besoin d accueillir dans leurs locaux, vu le développement considérable des espaces de coworking, «lieux détachés du travail 66»? À la limite 67, le rôle d une entreprise reviendrait alors à s assurer que son vivier de «travailleurs», extérieurs, possède a priori les capacités requises pour les missions qu ils prétendent exercer. Elle pourrait alors se contenter de diviser le travail en tâches et d optimiser la mise en relation entre offreurs et demandeurs pour en permettre la meilleure exécution, sans autre considération que le moindre coût à un niveau de qualité acceptable et dans des délais optimum. Sans se soucier d animer un corps social qui n aurait plus de raison d être. 66 67 Selon l expression de Lucie Verchère qui anime, pour la Métrople, le réseau Coworking Grand Lyon. En savoir plus www.coworking.grandlyon.com Selon Alexandre Chevallier et Antoine Milza, auteurs de Le salariat, un modèle dépassé?, Presses des Mines, Les docs de la Fabrique, 2017. 54

Dans ce cas extrême, c est le marché qui servirait de régulateur, l apporteur de travail étant un actif, comme un autre, et les règles du Code du travail inutiles. Quels qu ils soient, ces tiers, on le voit, gèrent un nombre de plus en plus important de travailleurs, à travers leurs plateformes, leurs organisations professionnelles, leurs observatoires et autres think tanks 68. Ils pèsent sur les contours du travail du futur, ils apportent de nouvelles régulations et organisent une nouvelle contractualisation. En quoi ce système que nous venons d essayer de décrire et d en expliquer les tenants est-il viable et bon pour les entreprises et les personnes au travail? Dit autrement, est-il pérenne, peut-il continuer sans dommage dans les voies empruntées jusque-là ; correspondra-t-il encore longtemps aux évolutions prévues et prévisibles de la société? 3. Anciens et nouveaux modèles d équilibre La diversification des contrats est devenue une composante intrinsèque de l organisation des entreprises. Elle rebat les cartes de l équilibre qui s était installé entre les organisations et leurs salariés. Elle semble s inscrire dans la logique comptable en vigueur dans l administration de la main-d œuvre, en même temps qu elle s y oppose avec le recours qu en ont les directeurs d unités opérationnelles au nom de l efficacité et de la liberté d entreprendre. Elle oblige à revisiter les circuits de décision dans un 68 Comme la Fondation Travailler autrement créée par la société de portage ITG. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 55

environnement qui n en finit plus d évoluer, quand la dernière évolution s appelle digitalisation. De vieux moteurs pour de nouveaux équilibres Traiter de l évolution et de la diversification des contrats dans le travail oblige à prendre en compte le travail dans ses deux dimensions les plus essentielles, à savoir d une part, ce qu il apporte aux organisations et, d autre part, ce que les individus au travail en attendent et auxquels de leurs besoins il répond. Qualité de l emploi, productivité, capacité d innovation Philippe Askenazy et Christine Erhel dans un ouvrage récent 69 montrent l existence de corrélations entre la nature des contrats et la productivité du travail ou encore la capacité d innovation des entreprises. En France, remarque Christine Erhel, «les actifs s investissent plus qu ailleurs dans leur travail, cela a une forte influence sur la qualité de l emploi perçue 70 dont on note une dégradation aussi bien chez ceux qui ne travaillent pas assez que chez ceux qui ont une très forte intensité de travail.» Selon P. Askenazy et C. Erhel, les comportements et les politiques d emploi, dans la plupart des pays de l OCDE, ont joué un rôle majeur dans la baisse de la productivité du travail depuis la crise de 2008. Ils ont observé que la crise ne s est en général pas traduite par un ajustement de l emploi à sa mesure, les entreprises, incitées et aidées en cela, ayant préféré recourir à la flexibilité interne (réduction des heures travaillées et surtout, en France, baisse du coût du travail) et différencier, pour ce qui a trait à la 69 70 Qualité de l emploi et productivité, Opuscule Cepremap, Editions Rue d Ulm, 2017. La qualité de l emploi est définie comme un concept multidimensionnel qui inclut la nature du contrat, le salaire, l accès à la formation professionnelle, mais aussi les possibilités de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale ou les conditions de travail. 56

flexibilité externe, la main-d œuvre qualifiée qu il s est agi de retenir, de la main-d œuvre peu qualifiée dont les effectifs ont diminué, notamment en France. Les auteurs reconnaissent que ces logiques sont a priori réversibles, le maintien de l emploi qualifié devant contribuer à la reprise de la productivité du travail, «toutefois, écrivent-ils, les évolutions de la qualité des emplois peuvent compromettre cette interprétation optimiste.» La croissance des contrats courts, le recours aux CDD, naguère dicté par la volonté d augmenter la productivité, aujourd hui par la recherche de la diminution du coût du travail, le développement des externalisations qui vont souvent de pair avec davantage d engagements en matière de délais à respecter et de normes de qualité à adopter, sont autant de facteurs qui, selon les chercheurs, diminuent la qualité de l emploi perçue et, par conséquent, la productivité du travail. Le triptyque liberté, sécurité, dignité Autre dimension essentielle à prendre en compte, les attentes et les besoins des travailleurs. Ils ont été formalisés par deux jeunes chercheurs du corps des mines dans un cadre d analyse très puissant à nos yeux. Étudiant les transformations du travail entre la fin du XIX e siècle et le début de ce XXI e siècle, c est-à-dire entre l apparition et l éclatement du pacte fordiste, Alexandre Chevallier et Antonin Milza ont identifié un certain nombre d attentes et de besoins des individus au travail. «Certes la rémunération fait bien partie de notre rapport au travail, mais elle n est pas l unique et nécessairement le principal moteur. Les attentes sont multiples et souvent différentes selon les individus : se sentir en sécurité face aux risques de la vie, exercer une activité qui plaît, acquérir de nouvelles compétences, exprimer ses idées, développer son potentiel, Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 57

participer à une aventure collective, être au service d une mission porteuse de sens, etc. Chacun aura des priorités différentes 71.» Les deux auteurs ont résumé, dans le tableau ci-dessous, la diversité des besoins et des attentes en trois grandes dimensions subdivisées en plusieurs composantes Sur la base de cette typologie, il est intéressant de chercher à nommer les attentes «miroirs» de l employeur et de s interroger sur le degré de conciliation entre les unes et les autres. Il est tout aussi intéressant de montrer quelles attentes et quels besoins sont satisfaits par quels types de contrat. Voir les tableaux suivants. 71 Chevallier A., Milza A., (2017), Paris, Le salariat, un modèle dépassé?, Presses des Mines, Les Docs de La Fabrique. 58

Actif Employeur Équilibre Liberté Absence de subordination Indépendance économique Autonomie opératoire Flexibilité de la main-d œuvre Entrepreneuriat Risque Conflictuel Sécurité Revenu stable Assurance chômage Assurance maladie Assurance retraite Accès au logement Un personnel patriote Une qualification des opérateurs capables de s adapter aux enjeux Éradication du mercenariat Compromis Dignité Développer son potentiel et apprendre Participer à une aventure collective Être au service d une mission Modèle social Aventure collective Contribuer aux progrès économiques et sociaux Contribuer au développement qualitatif de la maind œuvre Intérêts partagés Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 59

Liberté Sécurité Dignité 72 CDI, CDD long + +++ = CDD court + 0 = Stage + 0 = Intérim ++ + si CDII + = Indépendance choisie Indépendance subie +++ + +++ 0 0 = Le fait de prendre en considération ces composantes doit aider l entreprise à améliorer la gestion des contrats des actifs qui travaillent en son sein. Il est essentiel de savoir quelles peuvent être les attentes et besoins des personnes tout en tenant compte des impératifs de l organisation et en sachant que les uns et les autres peuvent évoluer de manière radicale et rapide. Par exemple, une entreprise peut du jour où son marché l exige chercher à recruter des CDI alors qu elle privilégiait jusqu alors les contrats courts. Autre exemple, un salarié peut vouloir devenir indépendant après avoir mal vécu trop de subordination ou trop peu d autonomie dans son travail. Dans les deux cas, les malentendus peuvent être évités dès lors que les attentes sont communiquées et les éventuels revirements expliqués. Expliquer, communiquer, c est précisément ce que préconise Pierre dont nous reproduisons le témoignage ci-dessous. Comme beaucoup, il veut 72 Même si le concept de dignité est, de notre point de vue, ambigu et donc pas nécessairement clivant dans ce tableau, (d où le signe =) nous le gardons du fait de son apport à la réflexion. 60

faire un travail qui a du sens. Comme peu, quand ses centres d intérêt et ses motivations profondes évoluent, il en fait part à son employeur et oriente sa vie en conséquence. Le sens du travail avant le statut À la fin de ses études d ingénieur, Pierre effectue un stage de six mois à Kourou sur la base de lancement, stage qu il aurait bien transformé en emploi mais cela n a pu se faire. Son diplôme en poche, il intègre donc le département défense, aéronautique, aérospatial d un cabinet de consulting. Il est en CDI, depuis novembre 2011. Il a occupé trois postes différents, missions de consulting chez le client, coordinateur technique puis ingénieur chef de projet, au siège avec 1 à 2 jours par semaine sur le terrain. Au bout de 5-6 ans, il décide de faire un break, il veut repartir à l étranger, aider et former les autres. Il effectue deux courtes missions sur ses congés pour se tester, au Cambodge et au Bénin. Il décide de continuer et signe un engagement pour une mission renouvelable de 12 mois en Birmanie. La mission le passionne, les conditions de vie l éprouvent. Au lieu d y passer 24 mois, Pierre est obligé de rentrer au bout d un an et de retrouver son emploi et sa vie d avant. «Après l euphorie du retour, on retombe dans le quotidien, en plus à Paris avec le métro et les temps de transport Au bout de quatre mois, j annonce à mon employeur que je n allais pas pouvoir rester très longtemps. Avec mes chefs j ai toujours été transparent, que ce soit avant de partir, comme au moment du retour, je leur ai dit que mon état d esprit avait changé Je savais que ça ne servait à rien de persister dans cet état de fait, que je devais trouver un équilibre que ma société ne pouvait plus m apporter. Mon métier au quotidien fait que je me sens désœuvré par rapport à ce qu on attend de moi. Cela ne m empêche pas d être engagé, j ai toujours cette conscience professionnelle qui me pousse à faire les choses bien. Mais Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 61

j avoue que je ne me vois plus à long terme dans l entreprise, j ai moins besoin de m y sentir chez moi. Je le fais pour mes collègues. Le contrat ne m importe pas plus que ça, sauf si ça me fait mal vivre. Le contrat VSI à 400 euros par mois permettait de vivre bien en Birmanie. En France, un petit salaire ne suffit pas pour vivre. CDD, CDI ou CDI de projet, peu importe. Je vise l activité et le sens de l activité, pas le contrat. Je n ai pas envie de me jeter dans l inconnu pour faire le même constat dans un an. Je veux entreprendre une démarche cohérente : garder l aspect technique, et en plus trouver plus de sens. Il existe des métiers d ingénieur dans l humanitaire, et s il me manque des compétences techniques, je reprendrai des études dans la gestion des eaux, l agronomie, etc. Dans six mois, je veux être capable de savoir où je vais. [ ] À part quelques grands noms qui font rêver (Airbus, Dassault, Thalès) pour lesquels on se défonce, dans la grande majorité des cas, les jeunes ingénieurs ont besoin d être intéressés par ce qu ils font, d en connaître le sens et de s y sentir bien, sinon, ils claquent la porte. J ai alerté la direction de l entreprise sur ce désengagement vis-à-vis du corporate, j essaie de la sensibiliser pour que ça se passe mieux aussi bien sur la communication montante que descendante. Mais je constate que vers le bas, il existe une peur de donner trop d informations et vers le haut, il y a la peur de se griller.» Et Pierre conclut avec le recul et la sagesse acquis en Birmanie : «Alors qu on peut tout se dire!» La logique comptable et l administration de la main-d œuvre Pierre La gestion des entreprises répond depuis longtemps à des impératifs financiers et court-termistes, la crise de 2008 n ayant fait qu accentuer la tendance. Pour ce qui concerne l administration de la main-d œuvre, cette logique comporte deux faces bien distinctes : des forces et des faiblesses. 62

Les forces de la logique comptable Diversifier les contrats de travail, multiplier les contrats de courte durée ou le temps partiel non volontaire, augmenter le recours à l intérim et au travail non-salarié, de préférence peu payé, sont autant de moyens de répondre à la logique comptable de l administration de la main-d œuvre et d en réduire les coûts. Le coût de la masse salariale va bien au-delà des salaires versés à la fin du mois. Avec sa diminution, ce sont les coûts de tous les périphériques légaux, sélectifs et statutaires de la rémunération qui sont réduits les coûts de formation, de mutuelle, de participation et d intéressement et tous les avantages, qu ils soient en numéraire ou en nature 73. Les ex salariés le savent bien quand ils quittent leur statut, ils perdent, au-delà d un salaire mensuel, les tickets restaurant ou l accès à une cantine subventionnée par l entreprise, l aide au logement, au transport ou le paiement d indemnités kilométriques, quelquefois une voiture ou un logement de fonction, des «miles» gagnés sur les voyages professionnels et utilisables à titre privé, une mutuelle ou une prévoyance sur-complémentaires, une retraite chapeau, un outplacement, un coaching, une formation hors plan de formation pour peu qu elle soit jugée stratégique, des indemnités de départ extra légales, l accès à des avantages négociés par les comités d entreprise tarifs préférentiels sur les chèques culture, vacances, cadeaux, etc. En développant les emplois atypiques, l entreprise réalise d autres économies, par exemple, elle n a plus à financer le temps nécessaire à l acculturation des nouveaux embauchés, celui-ci pouvant être très long, notamment pour les tenants des emplois qualifiés et très qualifiés. Recourir à des travailleurs indépendants, souvent adeptes du télétravail et équipés de leur propre matériel informatique, permet à l entreprise de diminuer le nombre de mètres carrés en général proportionnel au nombre 73 Voir la «Pyramide des composantes de la rémunération» de Gérard Donnadieu. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 63

de salariés, et d éviter la prise en charge de l équipement des postes de travail. Certes, elle ne se dispense pas de payer pour disposer de la main-d œuvre dont elle a besoin, mais pourra préférer le système qui lui donne la plus grande souplesse, une masse salariale réduite au profit du développement d achats de services extérieurs ajustables directement et instantanément à son activité. Signer des contrats commerciaux évite d avoir à respecter le Code du travail et les lourdeurs, encore dénoncées bien que de moins en moins lourdes, des procédures de séparation d avec des collaborateurs salariés. Faire appel à de la main-d œuvre externe suppose au moins sur le papier d intégrer les compétences nécessaires et suffisantes à l instant T, sur le projet P, et évite d avoir à se soucier de tous les plans de formation, qu ils visent à combattre l obsolescence des compétences des salariés ou à accompagner leur progression. Sur le plan juridique, les conséquences ne sont pas non plus négligeables. À la différence de l entreprise employeur qui endosse la responsabilité des actes professionnels de ses salariés, l entreprise qui contractualise avec des travailleurs indépendants ou des tiers leur renvoie cette responsabilité. Les effets pervers de la logique comptable sur le long et le court terme Administrer la main-d œuvre au nom de la seule logique comptable comporte quelques effets pervers qui se mesurent dans le long terme on s y attend mais aussi dans le court terme. Ainsi, sur le long terme, raccourcir la durée des contrats ou remplacer des salariés par des prestataires augmente le risque de perdre des savoir-faire, ces «tours de mains» qui s apprennent sur le métier, avec le temps et au contact des aînés ; d appauvrir sa capacité d anticipation ou d innovation, on l a vu précédemment, ou encore de voir se dégrader la marque 64

employeur portée par les salariés. Ce qui peut être problématique alors que les entreprises auront du mal à attirer les talents. Sur le court terme, c est prendre un risque évitable car s il est possible d être tout à fait engagé sans être en CDI, il n empêche que l impact des contrats très courts ou externes peut être lourd sur la non ou faible qualité de la tenue de l emploi avec des effets sur la productivité des équipes ; sur la complexification des relations de travail à l intérieur des services ou des business units qui n ont plus d unité que le nom. Que deviennent dans ces conditions les ressources de la compétence collective en tant que facteurs de productivité? Que devient le sentiment d appartenance? On entendait déjà ici et là que le sentiment d appartenir à une entreprise était en voie de disparition, va-t-on bientôt voir disparaître pareillement le sentiment d appartenir à une équipe lorsque celle-ci est éphémère et en constante recomposition? Le travailleur, isolé, s expose dans sa grande fragilité. «Comment je fais pour gérer une équipe composée de gens que je ne choisis pas parce qu ils sont envoyés par une entreprise prestataire, de freelances difficiles à cadrer et de CDD qui ne s investissent pas?» Odile, Manager opérationnel Les marges de liberté revendiquées par le management opérationnel La logique comptable ne suffit pas à expliquer, à elle seule, la question de la diversification des contrats et la diversification des décideurs en la matière dont les choix peuvent être, à l opposé, déconnectés de toute visée de rentabilité. Ainsi, l objectif de nombre de directions de business units n est pas tant la rationalisation ou la réduction des coûts salariaux mais la possibilité de décider comment gérer leur main-d œuvre de manière la plus flexible, réactive et libre. Alors que les directions générales, les directions Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 65

financières et dans leur lignée les directions des ressources humaines ont pris le pli d évaluer leurs politiques de l emploi à l aune des coûts salariaux, les directions de business units s affranchissent de cette logique en créant des emplois non salariaux sans prendre en compte leurs coûts de substitution, ni même parfois en référer au pouvoir central. Contourner l interdiction de recruter Dans certaines entreprises, notamment les plus grandes, dans la foulée de la crise de 2008, interdiction a été donnée de recruter à l extérieur. Le développement des mobilités internes devait permettre de supprimer des postes considérés comme devenus inutiles ou en surnombre au profit de postes nouveaux et en tension. Plus facile à énoncer qu à respecter, surtout dans le long ou moyen terme quand toutes les mobilités les plus faciles ont été faites, cette interdiction a pu être contournée par le recours à des travailleurs indépendants. Ce choix n est aucunement régi par la logique comptable, son coût est souvent supérieur à celui d un recrutement classique, il répond à des impératifs d activité et de développement et est souvent décidé par l opérationnel. C est le cas des jeunes cités plus haut à qui l entreprise, étant dans l impossibilité de recruter, a proposé de signer un contrat de portage salarial ; ils n apparaissent pas dans les effectifs ; leurs recrutements n obligeraient pas à bafouer la règle et, avantage substantiel, leurs coûts seraient pour les DRH, à bien des égards, des coûts cachés. Allouer des budgets à la formation en dehors du «budget de formation» Dans ce cas, également, une direction opérationnelle pourra décider de consacrer d importants montants à des formations sans les inscrire dans le budget de formation. Ils n apparaîtront pas dans les coûts salariaux mais seront par exemple inclus dans les achats externes ou autres coûts de soustraitance. La business unit pourra se prévaloir d avoir réduit ses coûts 66

salariaux tout en engageant les formations requises au nom de leur efficacité. Ainsi, peuvent coexister une politique d administration de la main-d œuvre guidée par la restriction des coûts, décidée par la direction générale et mise en œuvre par la direction des ressources humaines, et une politique de gestion des mains-d œuvre décidée et appliquée au plus près des terrains dans les business units qui contournent l obligation de restriction en diversifiant les contrats. Comme si les directions des ressources humaines s étaient fait déposséder de la gestion des RH. Cependant, dès lors qu il s agit de recruter et de gérer la carrière des profils stratégiques, à potentiel, pouvoir central et business units s accordent pour revenir au droit commun des contrats de travail, de préférence des CDI. Le rapport de force peut en l occurrence quelquefois s inverser et le contrat salarié à durée indéterminée ne pas attirer ces profils. L entreprise sera obligée de les recruter en tant que travailleurs indépendants, freelances ou prestataires extérieurs, en dépit de son intérêt à vouloir s attacher dans la durée ces compétences-clés et à ne pas les voir la quitter pour un concurrent. Quelles que soient les raisons qui poussent l entreprise à signer les uns plutôt que les autres, contrats commerciaux et contrats de travail devraient continuer à coexister. Certes, à l échelle nationale, la proportion des salariés par rapport aux travailleurs indépendants reste forte de l ordre de 90 % on l a vu. Contrairement à certaines prédictions, le travail indépendant ne va pas devenir la règle, mais cela ne signifie pas que la société salariale n évolue pas. Il serait intéressant, dans une entreprise donnée, de comparer la part de travail réalisée par les salariés de cette entreprise ceux qui ont signé un contrat de travail avec elle à la part qui revient aux autres travailleurs, qu ils soient salariés d une autre structure société d intérim, entreprise prestataire ou sous-traitante, société de portage salarial, groupement d employeurs, etc. ou indépendants. Il serait tout aussi intéressant de comparer la durée des Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 67

contrats signés par les salariés 74, c est tout l objet des pourparlers sur la pertinence d une taxation des contrats courts. La collecte de ces informations n est pas un sujet pour les entreprises, rien ne les y oblige et elle demanderait un travail sans doute important, mais serait riche d enseignements. La diversification des contrats, un risque pour les DRH? «En tant que DRH, je m en tiens au périmètre des salariés de l entreprise et assimilés, CTT ou salariés mis à disposition par exemple. Je ne rentre pas dans la gestion individuelle des freelances et des prestataires. En même temps, il existe des équipes chargées du staffing (tous contrats), elles ne sont pas du côté RH alors qu il y aurait un besoin de faire se rejoindre le travail d un RRH tourné vers les salariés (accompagnement, développement des compétences, évolution professionnelle) et le travail de celui qui fait le staffing. Aujourd hui, ils sont dans des équipes séparées, et nous mettons en place un mode presque confédéral pour traiter le sujet dans sa globalité, sans aller jusqu à la gestion individuelle des gens. Les grandes entreprises vont être de plus en plus touchées par ce mode de fonctionnement en écosystème. Jusqu alors il s agissait de combiner deux mondes différents que sont les salariés et les prestataires sur des fonctions les moins critiques, avec un découpage clair, y compris en termes de localisation. Aujourd hui, plus nous essayons d élargir la vision, de voir ce qui se passe ailleurs, plus nous avons tendance à autoriser un mode de fonctionnement plus souple entre donneurs d ordre, freelances, nouveaux contrats, auto-entrepreneurs Par exemple, la motivation est un sujet à traiter globalement : un afterwork ne peut être réservé qu aux salariés. Dans le domaine de la formation, nous essayons de distinguer celles qui font partie de la spécificité de l entreprise, elles n existent pas ailleurs, on y forme les prestataires, c est plus rapide. Pour les autres formations, l entreprise prestataire est censée nous apporter des compétences, mais 74 Voir au niveau macroéconomique, les statistiques publiées par l Acoss, caisse nationale du réseau des Urssaf. 68

quelquefois nous partageons le coût de la formation quand les compétences évoluent très vite.» Philippe, DRH de start-up, filiale d un grand groupe industriel Recentralisation de la gestion des emplois qualifiés et détournement des lieux de décision Nous avons essayé d illustrer le pilotage des contrats qui lient l entreprise aux personnes qui travaillent pour elle. On peut le voir ci-dessous, ces illustrations décrivent une entreprise de grande taille, nous sommes marqués par notre appartenance à Entreprise&Personnel et par nos travaux qui nous font analyser, plus fréquemment même si sans exclusive, de telles entreprises. Hier, les contrats étant principalement des contrats de travail, CDI, CDD ou CTT, le rôle premier revenait à la DRH, la direction générale ne traitant en direct que les recrutements des postes stratégiques (CDI ou prestataires) ; les pilotes externes, limités à Pôle Emploi, agences d intérim et sous-traitants. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 69

Aujourd hui, la diversification des contrats s accompagne d une diversification des pilotes de ces contrats. En interne, nous assistons à une recentralisation de la gestion des emplois qualifiés à la DG et à un détournement des lieux de décision avec l accroissement des recrutements hors contrats de travail. Ainsi, le rôle de la DRH s amenuise alors que s accroît celui des pilotes en charge des recrutements de prestataires intérimaires, freelances, autoentrepreneurs que sont les directeurs des achats et des business units. Ce détournement des lieux de décisions au moment du recrutement s accompagne, selon certains observateurs, de la création de la fonction de Chief Freelance Officer (CFO), dont le rôle est de gérer les portefeuilles des prestataires et notamment des pépites qui en font partie. Voir sur ce sujet ce qu écrivait déjà en décembre 2016 Bertrand Moine, cofondateur de l espace de coworking Digital Village (encadré). En parallèle, se renforce la nécessité de créer et susciter la mobilisation de la force de travail quel que soit son contrat. Ce pourrait être le rôle du Chief Engagement Officer (CEO), tel que le décrit John Smythe 75 : «L'engagement ne repose pas sur la satisfaction des personnes au travail, pas plus qu'il n'est le résultat d'une manipulation de la part de dirigeants experts en marketing interne. La clé de l'engagement est de montrer aux travailleurs qu'on leur fait confiance. Il faut leur donner une latitude d'action pour qu'ils trouvent par eux-mêmes les solutions qui leur permettront de gérer au mieux leurs projets et les tâches qui leur sont confiées. Ils doivent se sentir responsabilisés pour produire un résultat qui apporte de la valeur.» 75 Smythe J., The Chief Engagement Officer. L es différentes approches pour susciter l'engagement de ses salariés, Gower, 2007. 70

Concomitamment, le nombre et le rôle des pilotes externes s accroissent. Aux agences d intérim, sous-traitants et Pôle Emploi, il convient d ajouter dorénavant les plateformes et les associations de freelances, les sociétés de portage, les coopératives d activité et d emploi, etc. Apparition d une nouvelle fonction : le Chief Freelance Officer (CFO) À la croisée des chemins entre le DRH et le directeur des achats, le Chief Freelance Officer sera chargé de piloter cette nouvelle force de travail en ayant une expertise affinée des différents métiers. Il connaîtra avec finesse l'ensemble des statuts et leurs impacts juridiques et économiques pour son entreprise. Ce responsable aura à cœur de créer un vivier de talents dans lesquels l'entreprise pourra piocher en fonction d'un système de notation interne de l'ensemble de ces freelances en croisant les retours d'expérience des équipes qui travaillent en direct avec le travailleur indépendant. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 71

Le Chief Freelance Officer sera donc un grand gestionnaire de ces travailleurs indépendants et aura la tâche difficile de s'assurer de leur fidélité et de la rétention des talents quand ils sont excellents. Car, comme un bon cuisinier doit garder secrètes ses sources d'approvisionnement en matières premières, le Chief Freelance Officer fera tout pour éviter que la concurrence s'empare de ses meilleurs éléments. Il s'attachera donc à la rapidité du déclenchement de leur rémunération qui ne pourra être celle utilisée pour les prestataires externes. Il fera particulièrement attention à avoir un lieu de travail adapté à la nouvelle vision que peut avoir le freelance sur l'environnement de travail. Bertrand Moine, cofondateur de Digital Village 76 Diversification des décideurs et robotisation Deux phénomènes conjoints expliquent et favorisent ce détournement des lieux où se décident les contrats. Le premier est la généralisation des nouvelles pratiques de «erh». Le recours aux logiciels de recrutement, de gestion des contrats, de gestion des mobilités, n est souvent plus l apanage des services de la DRH. Leur utilité est reconnue, leur utilisation facile y compris par des non-experts. Ainsi les logiciels de recrutement apportent des avantages en termes de rationalisation des processus, d élargissement des cibles de candidats et d aide à la décision. Les RH le savent aussi, vu l augmentation des contrats très courts (pour rappel, la durée médiane d un CDD est de 10 jours) qu il serait impossible de gérer sans ces outils. Le second élément à prendre en compte ici est le fait que les directions des ressources humaines ont, comme n importe quel service support depuis la crise de 2008 et même plus que les autres, tant il leur revenait de donner l exemple, vu fondre leurs effectifs et, par conséquent, leurs 76 Le Cercle, Les Échos, 02/12/2016. 72

capacités à conserver leur position de décision centrale en matière de recrutement et de gestion des ressources humaines. La diminution de la part des salariés en contrats longs dans la main-d œuvre s accompagnant d une moindre nécessaire intervention des services RH, tout ne semble-t-il pas aller pour le mieux dans un paysage qui, de surcroît, voit se développer la robotisation avec ce que cela entraîne de transformation des emplois et des profils pour tenir ces emplois et des décideurs pour recruter ces profils? Mais ce serait trop facile de se suffire à suivre cette tendance, surtout si les entreprises en raison de la croissance vont à nouveau recruter et sur certains emplois être confrontées à des pénuries de main-d'œuvre. Consolider leur croissance demande aux organisations de veiller à la qualité des emplois proposés aux actuels et futurs collaborateurs, quel que soit leur statut. À charge aux services des ressources humaines de réinvestir leur terrain. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 73

4. Manifeste : Pour une DRH stratège de toutes les mains-d œuvre Au regard des phénomènes que nous avons observés et présentés, la question se pose déjà de savoir si les directions de ressources humaines doivent nécessairement continuer à exister dans leurs formes actuelles. Ou, autre scénario, si elles doivent évoluer vers une administration des décisions prises par d autres, en l occurrence, la direction générale, la direction des achats, les directions métiers, les business units, ou encore les plateformes et autres tiers extérieurs qui développent au-delà d un savoir recruter des services visant le développement professionnel et autres aspects de la gestion stratégique des carrières. Pour ce qui nous concerne trois pistes nous semblent devoir être explorées pour développer les dimensions véritablement stratégiques de la fonction ressources humaines dans les entreprises. Devenir le stratège de la productivité des mains-d œuvre Prendre en compte la diversification des signataires Puisque le nombre des acteurs internes et externes se multiplie, pour une organisation optimale, il importe que chacun connaisse et remplisse son rôle. La DRH, en tant que pilote historique du développement des ressources humaines, et à condition d assumer sa mission de gardien de l efficience, peut rester la mieux placée pour accompagner et diriger l ensemble. Il s agit non pas de chercher à s opposer à l air du temps qui veut qu une entreprise «bien gérée» sache externaliser et transformer sa masse salariale en achat de prestations extérieures, mais au contraire d accompagner et bonifier ces pratiques. À la DRH de savoir raisonner en coûts complets pour évaluer l efficience des différentes formes de contrats ; à elle de mesurer les gains et les coûts, 74

monétaires et non monétaires, de la gestion de ces contrats ; à elle de faire la pédagogie des coûts cachés ; à elle encore d assurer un réel pilotage des contrats et d alerter quand les coûts de transaction sont trop élevés, sur la nécessité de ré-internaliser les ressources. Il s agit ici de démontrer la valeur ajoutée de la fonction ressources humaines dans sa dimension financière et sociale et d affirmer ainsi à la fois son rôle de stratège de la productivité des mains-d œuvre et en même temps son rôle d opérateur du développement de l employabilité interne et externe. Cela signifie qu elle donne les orientations sur la gestion de l emploi afin de dépasser en la respectant la logique comptable du management ; qu elle noue les alliances avec des partenaires externes comme les agences de l emploi ou les plateformes de freelance sans oublier les partenaires de son territoire ; qu elle se fasse reconnaître par les business units comme le prestataire de service RH qu elle respecte leur marge de liberté et gère pour elles l administration des contrats. En retour, le rôle du management est d être stratège de la productivité de ses équipes, tout en maîtrisant l opération de leur adaptation à l emploi. Trouver les leviers pour animer de nouveaux corps sociaux Prendre en compte la diversification des actifs Étudier les évolutions du travail et des attentes que les personnes en ont, révèle de nouveaux leviers au nom desquels il est possible de construire un pilotage moderne de toutes les ressources humaines qui travaillent dans une entreprise à un instant T. Ainsi, la compréhension du lien qui existe entre qualité du travail et productivité doit donner aux DRH des arguments pour dépasser la seule logique comptable et réinvestir la productivité du travail en modulant les critères qui composent les trois dimensions essentielles que chacun attend de son travail et qui s expriment en termes de liberté, sécurité et dignité. Cette grille d analyse est un outil idéal pour, Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 75

en reconnaissant les nouvelles donnes du travail, faire vivre un corps social dans toutes ses diversités et animer des communautés professionnelles plus ou moins éphémères. Une gestion quasi personnalisée des contrats devient possible, les personnels RH sont les mieux à même pour la réussir, y former le management et les partenaires sociaux. C est avec eux que l entreprise de demain saura gérer la diversification des attentes et besoins que chacun a de son travail. La fonction RH sera d autant plus en capacité de faire reconnaître sa valeur ajoutée qu elle veillera à l expertise de ses personnels leur permettant de se déployer sur des terrains aussi divers que ceux de l engagement, de la mobilisation, de la rétention et de l attractivité de l entreprise. Dessiner un nouvel équilibre entre règles et performance Prendre en compte la diversification des éléments contractuels La diversification des contrats est également une diversification de la nature des éléments contractuels. Les contrats qui se signent aujourd hui, adaptés aux emplois dits du «tertiaire qualifié», ont peu de points communs avec le contrat de travail de culture taylorienne qui précisait le poste, les tâches, les horaires, la rémunération, autant d éléments qui étaient inscrits dans une convention collective ou dans un accord d entreprise comme dans le marbre. Aujourd hui, signer un contrat, c est signer un accord dont une bonne partie est orale y compris par exemple la rémunération qui est rarement conforme à ce qui est écrit et qui prévoit et accepte une responsabilisation de la personne concernant l exercice de son activité, ses horaires, sa présence, etc. L organisation des modalités de travail se règle entre la personne et son responsable hiérarchique, voire relève de la responsabilité collective d une business unit, par exemple pour la gestion des temps de présence. 76

Les directions des ressources humaines doivent avoir conscience que l évolution vers ce type d organisation qui répond aux besoins de souplesse et de flexibilité de l entreprise ou du service et des personnes a pour conséquence de les couper des réalités du terrain. Il s agit de trouver un compromis social nécessaire à la performance collective entre les deux maux que représentent, d une part, la rigidité du contrat de travail de culture taylorienne et, d autre part, l absence de règles communes. Une trop grande rigidité porte en elle une petite ou grande délinquance quotidienne nécessaire aux exigences de flexibilité. À l inverse, une absence de règles ou un non-respect de celles-ci entraîne l arbitraire et, par conséquent, les risques de contentieux. Ainsi, retrouver un lien avec la réalité et regagner en légitimité pour les DRH, c est s atteler à trouver ce compromis et imaginer de nouvelles contractualisations qui tiennent compte de l évolution des contrats de travail propres à l ère post fordiste. D une unité opérationnelle à une autre, d un métier à un autre, les règles peuvent différer, implicitement ou explicitement. Il est envisageable que le contrat pour travailler dans un grand groupe diffère de celui qui lie le salarié à une filiale de ce même groupe qui fonctionne comme une PME ou une TPE. Il est envisageable qu un guichetier qui effectue un travail posté ait un contrat de culture taylorienne quand les attachés commerciaux de la même agence bancaire travaillent, sous l autorité de leur responsable, avec plus de flexibilité, avec par exemple du télétravail. Il revient au manager d organiser le travail pour atteindre ses objectifs de performance collective, il revient à la direction des ressources humaines de l appuyer, de l accompagner, de faire état des règles, mais aussi de le couvrir, voire quelquefois de fermer les yeux on dira a posteriori que le tandem manager-drh a permis de faire évoluer la loi. Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d Entreprise&Personnel 77

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Remerciements Au conseil scientifique d Entreprise&Personnel Francois Pichault, Président du Conseil scientifique. Directeur du Laboratoire d études, LENTIC, Université de Liège Mathieu Detchessahar, Professeur des Universités - Laboratoire d Economie et de Management Nantes-Atlantique (LEMNA Bernard Gazier, Professeur émérite de Sciences économiques à l université Paris 1 Hervé Laroche, Professeur, département Management, ESCP Europe, Paris. Directeur du Programme Doctoral, Paris Thierry Picq, Professeur, Directeur académique, EM Lyon Business School Jean-Claude Sardas, MINES ParisTech - Centre de Gestion scientifique. Professeur en sciences des Organisations,. Directeur du master recherche Gestion et Dynamique des Organisations Pascal Ughetto, Professeur de sociologie à l université Paris-Est Marne-la-Vallée, Chercheur au laboratoire Techniques Territoires Sociétés Aux témoins et experts que nous avons interrogés Directeurs de ressources humaines, juriste, jeunes et moins jeunes professionnels, étudiants. Cécile Jolly de France Stratégie À nos collègues, intervenants d Entreprise&Personnel 80

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